Fukushima
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Après la catastrophe de Tchernobyl...

Après la catastrophe de Fukushima...

La Catastrophe de Nogent !

 

La Cata de Nogent est une fiction pédagogique.

Elle a eu lieu le 26 avril 2011, 25 ans après celle de Tchernobyl, à la seconde près !

Sous la forme d'un feuilleton, elle a été diffusée par Auboisementcorrect et par villesurterre.com, relayée par tous les réseaux et supports qui l'ont souhaité  :

- http://bistrobarblog.blogspot.com

- http://sanurezo.org

- http://www.paperblog.fr

- http://france.123news.org

- http://www.sdnyonne.lautre.net

- http://www.chernobyl-day.org/spip.php?page=affichage-actions-pays&pays=FR&lang=en

- http://www.troyes-ecologie.info/La-catastrophe-de-Nogent-Seine-La.html

- http://www.lepost.fr

- http://www.monjournal.ma/news/la-catastrophe-nucleaire-de-nogentseine-la-premiere-fictionpedagogique-consacree-au-nucleaire

- http://productionphotosvideospresses.over-blog.com/article-la-catastrophe-de-nogent-sur-seine-72552520.html

- http://www.dissident-media.org/infonucleaire/frame3.html

- exotic-car-club.com/news/Fort-de-Nogent.html

- http://2012paradisperdu.doomby.com/categorie,la-catastrophe-de-nogent-sur-seine,4899645.html

- romi-scope.blogspot.com/2011/.../la-comedile-donne-dire.html

- http://www.ypikay.fr/index.php?input=catastrophe%20nucleaire&start=10&open=n

- http://mthandreorange.over-blog.fr/5-categorie-10056490.html

- http://www.paltrek.com/troyes-hotel-poste~6228-hotel-troyes.html

- http://hitsearch.jfg-networks.net/obv2JFGaanchor.php?ref_category=10056490&ref=1023406&module=blog&action=default:category&ref_site=1

- etc....

 

Cette fiction pédagogique est une adaptation du roman de Hélène Crié et Yves Lenoir : Tchernobyl-sur-Seine, paru en 1987.

Toute ressemblance avec des faits ou des personnes existantes n'est pas que pure coïncidence. Effectivement les vrais responsables y jouent leur vrai rôle.

A suivre des explications intéressantes sur les problèmes liés à la sortie de ce livre, sur le fait que l'accident imaginé par les auteurs est tout à fait plausible, qu'il n'était pas prévu par EDF, qu'il a été contesté à l'époque par la direction de la communication de l'EDF, et que finalement cet accident a été très sérieusement étudié 2 années plus tard, et qu'il figure aujourd'hui dans la liste des accidents possibles... Il est même explicité dans le PPI de Nogent-sur-Seine, à la page 16 !

Une histoire qui a peut-être plu à Cécile DUFLOT et à Eric LOISELET ?

Notez que Cécile est venue en personne créer le buzz en participant au rassemblement antinucléaire du lundi 25 avril, 15 h, place de l'Eglise à Nogent ! 

Le déroulé de la fiction pédagogique :

- un accident survient à la centrale de Nogent-sur-Seine, le 26 avril 2011, à 1 h 23 mn 04 s

- Il s’agit d’une grave fuite dans un des générateurs de vapeurs.

- Il est facile d’imaginer le “suspens” de l’enchaînement de tous les problèmes qui conduisent à l’ordre d’évacuation préfectoral donné le dimanche 1° mai à 11 h !

- les riverains de quelques communes, selon le PPI, sont priés d'évacuer vers Troyes...

Ceux d'entre vous, qui sont devenus des inconditionnels de ce feuilleton ont pu , le 1er mai, imaginer être les acteurs de la fiction et se sont donc se diriger vers ce point de rassemblement bucolique, dans un cadre exceptionnel... ont pu célébrer le Tchernoshima Day, et entrer en empathie avec les victimes de Tchernobyl et de Fukushima.

 

 

L'intégralité de

La Catastrophe de Nogent !

 

 

 

Lundi 25 - 21 h - Intérieur de la centrale

Les hommes du quart précédent ne sont pas contents. La relève est en retard. Les nouveaux arrivants manifestent une bonne humeur peu ordinaire pour un lundi soir.
- « Si vous aviez vu Ruel face à la caméra ! plaisante le vieux Robert. Comment elle a fait, la journaliste de france3, pour te mettre si facilement à l'aise ?
- Arrête, elle est enceinte jusqu’aux dents !
- Si cela ne vous fatigue pas trop, nous pourrions peut-être travailler ? » coupe Raymond, le chef de quart.
Depuis décembre 1987, cette tranche ronronne paisiblement. A l'intérieur de la cuve du réacteur, confinée sous trois enceintes de béton et d'acier, la radioactivité est maximale : près de mille cinq cents fois celle créée par la bombe d'Hiroshima.
Mais dans la grande salle de commande, les hommes écoutent tranquillement leur chef de quart distribuer les tâches de la soirée. Les schémas de contrôle luisent doucement au-dessus des pupitres. Les imprimantes reliées aux ordinateurs débitent par intermittence des lignes de chiffres. Trois écrans vidéo affichent silencieusement des informations sur l'état de la centrale.
Une gigantesque passerelle, un monstrueux tableau de bord, le centre névralgique de la centrale nucléaire. Un cerveau éclaté en plusieurs systèmes automatiques, ou télécommandés par les opérateurs.
Aujourd'hui comme toujours, ils sont deux : Hervé, le chef de bloc, et Michel, son adjoint. Eux ne bougeront pas de cette salle des commandes, quel que soit l'endroit où Raymond enverra ses agents. Comme chaque semaine, le chef de quart a prévu une inspection générale du circuit d'injection de sécurité.  « Je m'en occupe personnellement, dit Raymond, et j'emmène Jean. Robert, tu vas en salle des machines. » Robert sourit à son arpète, un jeune en formation, frais émoulu de l'école :
- « A toi de dresser la liste des opérations à effectuer. Tu te souviens ? Noter ce que tu dois faire, faire ce que tu as noté, et écrire ce que tu as fait. C'est la méthode du "contrôle-qualité". »
Le vieux rondier, (c’est le préposé qui effectue des rondes régulières pour surveiller les installations de la centrale), comme les autres agents techniques, aux vérifications et aux manœuvres, éclate de rire devant la mine piteuse du garçon.
- « Il est temps d'apprendre qu'une centrale nucléaire ne produit pas seulement du courant, mais aussi des montagnes de paperasses ! »
Les hommes disparaissent l'un après l'autre dans le couloir. Avant de sortir, Robert, décidément en veine ce soir, expédie une bourrade dans les épaules du chef de bloc :
- « Tu veux que je rappelle la journaliste pour t'empêcher de roupiller ?
- Arrête tes vannes », soupire Hervé.
Penché sur un pupitre rose et jaune constellé de voyants verts, Hervé rêve : garçon ou fille ? Le gynécologue souriait, cet après-midi. Sylvie voulait connaître le sexe du futur bébé pendant l'échographie. A trois mois, c'est un peu tôt, a dit le médecin de Provins.
Comme le pilotage de cette centrale, l'enfant était minutieusement programmé. Pendant deux ans, Hervé a travaillé comme assistant-chef de bloc au centre de production nucléaire de Paluel, en Normandie. A cette époque, quand il rentrait chez lui, il étudiait. L'acharnement a payé : il est passé chef-opérateur sur cette première tranche de Nogent il y a trois ans. Une centrale toute neuve, une maison confortable à Provins, Paris pas trop loin ...
- « J'ai trente ans, pense Hervé, un boulot formidable, et je passe bientôt à la télé…
-  Dis-donc, le dispatching national demande de maintenir la tranche à ce régime de production jusqu'à minuit, claironne Michel en raccrochant le téléphone. On doit se tenir prêt à baisser de vingt pour cent ensuite. (Le dispatching a pour mission de répartir les moyens de production d'EDF en fonction de la demande)
- Sans doute après la fin de l’émission du Festival international du cirque de Monte-Carlo, sur France3. Même si je n'avais pas été de quart, je ne l'aurais pas regardé. Sylvie et moi, on était invités à l'anniversaire d'un copain, à Traînel.
- Où bosse Raymond, ce soir ? Je n'ai pas écouté tout à l'heure. »

Vingt mètres sous la salle des commandes, au niveau moins 5, le plus bas de l'usine, Raymond et Jean s'affairent auprès du circuit d'injection de sécurité, le RIS dans le jargon nucléaire. L'ensemble jouxte l'enceinte de confinement et s'étend sur plus de trois cents mètres carrés, partagés entre plusieurs salles hautes de quatre mètres. Le dispositif est complété par un système d'aspersion d'enceinte. Il servirait à déclencher une formidable averse à l'intérieur du bâtiment si de la radioactivité s'échappait du cœur du réacteur. A plus de cent mètres de leurs collègues, Robert et son apprenti avancent dans la salle des machines, véritable cale du grand vaisseau nucléaire. Difficile de parler tant le vacarme est infernal.
- « Fixe bien tes protections auditives », a hurlé Robert en arrivant.
Ce casque qui écrase les oreilles énerve le garçon. Le bruit effroyable l'enivre, et la chaleur étouffante de l'immense nef l'assomme. Il rit. Il a toujours rêvé de travailler dans une usine de cette envergure.
- « Tu verras quand tu ne pourras plus écouter de musique parce que tu seras dur de la feuille! »
Robert se penche, et appelle d'un signe le jeune rondier. « Regarde, petit, la pression d'huile du système de graissage du palier d'arbre est insuffisante côté moteur.
- C'est embêtant ? »
Le vieil agent se relève et regarde le gamin :
- « Ecoute, je n'y connais pas grand-chose, moi, à la technique nucléaire. Je m'occupe de l'entretien des machines « normales ». Mais je sais une chose fondamentale, et tu dois aussi te la fourrer dans la tête : la dépendance entre le réacteur et le turbo alternateur est totale. Tout événement imprévu sur la partie classique - celle où nous sommes en ce moment - a des effets sur la bonne marche du réacteur.
- « Tu me demandes si la baisse de pression d'huile est importante ? Non, pas vraiment. Mais tu notes le défaut, et on viendra réparer plus tard. »
Le jeune homme baisse les yeux. Un jour, lorsqu'il était encore en stage à l'école d'EDF, un professeur avait tenu un discours extraordinaire aux élèves.
- « Qu'est-ce qu'une centrale nucléaire ?

Une énorme tour surmontée d'un dôme, accolée à un long bâtiment parallélépipédique, voisinant parfois avec un monumental diabolo de béton. Vues de près, mais toujours en restant à l'extérieur, les choses se compliquent : le tableau cubiste s'enrichit de nombreuses constructions, de réservoirs aux fonctions obscures, de tuyauteries qui semblent passer furtivement d'un bâtiment à l'autre, de cheminées et de conduits d'aération, dont la présence renvoie aux attributs traditionnels des grandes constructions industrielles ... »
Les jeunes gens aimaient bien ce professeur. Suspendus à ses lèvres, ils attendaient la suite.
- « ...le visiteur découvre une fantastique plomberie, une plomberie qu'aucun visionnaire n'aurait pu imaginer. Les contraintes et les nécessités de cette énergie, tirée du plus profond de la matière, ont dicté aux ingénieurs la disposition des quelque cinq cents à mille kilomètres de tuyauteries.
« Qui dit plomberie dit aussi vannes, soupapes et clapets, (des dizaines de milliers), pompes et moteurs (plusieurs centaines). Mais ces milliers de vannes, soupapes, pompes et moteurs signifient autant d'instruments de mesure de pression, de débit, de température, de vibration, et d'actionneurs pneumatiques, hydrauliques ou électriques, reliés aux équipements de contrôle et de commande par des centaines de kilomètres de câbles électriques ... »

Là-haut, en salle de commande, les deux opérateurs n'ont rien de spécial à surveiller. Ils relisent les procédures.
Michel s'étire devant la grande table qui trône au milieu de la pièce.
- « Tu veux un café ? »
Il se dirige vers la cuisine d'exploitation, contiguë à la salle de commande. Hervé cligne des yeux. Décidément, il supporte mal l’éclairage.

 

lundi 25 – 22 h – bureau du directeur

La direction de la centrale de Nogent-sur-Seine avait été très claire : « Pour ce reportage de france3 Champagne-Ardenne : équipe réduite au minimum. »  Il avait fallu batailler dur pour obtenir une autorisation de tournage au plus près de l’actualité de Fukushima, et à la veille du 25ème anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl. Il s'agissait de faire d'une pierre deux coups. L’idée était de couvrir le rassemblement qui avait lieu place de l’Eglise à Nogent-sur-Seine, à 15 heures, événement à ne pas rater puisque la visite de Cécile DUFLOT (la secrétaire des Verts) était annoncée, et de faire un rapide reportage sur la sécurité de la centrale, en interviewant quelques techniciens et responsables. L’équipe semble satisfaite des plans qu’ils ont mis en boîte. Tiphaine, la journaliste de France3 Aube et son cameraman Olivier Mayer sont maintenant de retour à Troyes. Tiphaine, qui habite pas très loin de la gare, n’est pas mécontente d’être loin des deux réacteurs. Elle sait le danger potentiel que représentent les rejets dans l’environnement immédiat d’une centrale nucléaire. Elle l'a lu en surfant sur le site villesurterre.com… Et quand on est enceinte, il y a des endroits plus fréquentbles…

 

mardi 26 - 1 h 23 mn 04 s - Salle de commande : l’accident

La tranche est à son régime nominal. C’est son régime de fonctionnement à pleine puissance continue. La température moyenne du cœur, le niveau d'eau dans les quatre générateurs de vapeur, le niveau et la pression du pressuriseur... Tout est normal .

Hervé pilote aux réflexes. En vérité, il a l'esprit ailleurs ...
Sous les combles de son pavillon de Saint-Brice, à la sortie de Provins, qu'il va commencer à aménager demain. Encore six mois avant la naissance du bébé.
- « Et deux petits cafés, deux ! »
Michel est comme toujours d'excellente humeur. Hervé apprécie son adjoint.
Au moment où il se tourne vers son collègue, esquissant un sourire, une alarme retentit. Les deux hommes sursautent, se figent une fraction de seconde. Que diable se passe-t-il ?
Dans la baie des générateurs de vapeur, les « GV » en langage codé, des verrines jaunes et rouges clignotent furieusement, comme l'éclairage syncopé d'une discothèque.
« Bon, il va falloir faire le tri dans ce tohu-bohu, soupire Hervé, prenant Michel à témoin : tout de même, on devrait améliorer le système de sélection des informations. »
A quelques pas, dans la salle des calculateurs, sans se poser de question, l'ordinateur de la tranche vient de graver dans sa mémoire l'événement qui a tout déclenché : à 01 h 23 mn 04 s, la pression de vapeur à l'admission de la turbine a brusquement chuté.

 

mardi 26 - 01 h 34 mn 25 s - Chemin de ronde, extérieur du site

Un sifflement terrible, strident.
Les policiers de la voiture banalisée numéro 1 roulent au pas. Ils roulent depuis 20 h. Ils sont las de tourner autour de cette centrale. Ils se disputent depuis mardi à propos d'une décision de l'inspecteur A., lequel a décidé d'arrêter de fumer. Or l'inspecteur B. lui, mâchouille des cigarillos à longueur de temps. L'autre a enfilé une fois pour toutes une énorme canadienne, des gants, et conduit fenêtre ouverte.
Ils longent les grillages et les barbelés, à la hauteur de la première tranche, indifférents au grondement sourd et perpétuel de l'usine électrique. Ils n'entendent plus rien, même plus le ronronnement humide des tours de refroidissement qui crachent sans discontinuer. L'inspecteur B. maudit son collègue et ce fichu plan PlRATOME, dont il ignorait l'existence jusqu'à ce que ses chefs, avertis d'une éventuelle menace terroriste sur Nogent, l'expédient surveiller la centrale. C’est le Premier ministre qui a élaboré le plan PIRATOME en 1978, « dans le but de contrer tout acte de terrorisme nucléaire ».
Naturellement, les saboteurs vont être assez futés pour surgir dans nos phares, pense rageusement l'inspecteur, et vont nous lancer un : « Bonjour c'est nous !», et offrir gentiment les détails de l'attentat sur un plateau. Le policier en est là de ses réflexions lorsqu'ils entendent ce bruit terrifiant.
- « On dirait une fusée qui décolle.
- Rien à voir avec une explosion, mon vieux.
- Tu crois que c'est normal, en pleine nuit ?
- J'y connais rien, moi ! Fais demi-tour, on va voir les gardiens. »
Ils démarrent sur les chapeaux de roues. Tout de même, ils laissent de côté le gyrophare, il n'y a pas un chat sur cette voie de contour. Quand ils pilent devant la guérite de l'entrée principale, les gardiens passent une tête amusée à la porte.
« Vous vous décidez à faire les présentations ?
- Police ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Les mecs de la salle de commande ne nous téléphonent pas pour donner le détail. Sûrement un arrêt d'urgence. Ils commandent quelquefois des relâchements de vapeur. C'est contrôlé, il paraît, »
Arrêt d'urgence ? Les inspecteurs ne veulent pas avoir l'air ridicule.
- « Tu crois qu'on doit avertir le Centre?
- Je ne pense pas. Attends un peu, on reste sur le parking. S'il y a des mouvements : on avisera. »
La semaine dernière, la SDAT a hésité avant de déclencher le plan PlRATOME. Finalement, une simple alerte basse a été jugée suffisante. La SDAT est désormais établie dans les mêmes locaux que la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), dans un bâtiment ultra-sécurisé, au 84, rue de Villiers, à Levallois-Perret.
Bref, les inspecteurs A. et B. tournent depuis quelques jours autour de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine.
Puisqu'ils ont décidé de rester sur le parking, l'inspecteur A. jette son collègue à la porte de la voiture.
- « Fume tes cochonneries dehors, s'il te plaît. »

 

mardi 26 - 01 h 34 mn 27 s - Salle de commande

Dans le générateur de vapeur N°4, le débit vient d'augmenter brutalement.
Deux circuits d'eau s'affrontent dans cette énorme marmite à pression, haute de vingt mètres : le primaire, brûlant et contaminé par les fuites routinières du combustible nucléaire, transmet sa chaleur au circuit secondaire, exempt de radioactivité, grâce à un fabuleux faisceau de minces tubes (19 mm de section). Un faisceau haut de onze mètres, constitué de cinq mille trois cents tubes en U, soit cent vingt kilomètres de minces tuyaux, surnommé « le chignon ». Cette surface d'échange représente environ trois quarts d'hectare. (Un hectare c’est 10 000 m2.) L'eau de ce circuit « propre» est portée à ébullition. La vapeur sous pression est transférée vers la turbine par de grosses tuyauteries pour produire de l'électricité.
D'après les indications affichées sur le panneau de contrôle, la production de vapeur du GV vient de passer de cinq cent cinquante kilos par seconde à plus du double... Hervé et Michel restent immobiles face aux instruments. On dirait un cas d'école : ils ont été confrontés à un accident du même type pendant un de leurs stages sur simulateur.

Ou bien une soupape de décharge à l'atmosphère s'est malencontreusement ouverte…
- « Mais comment? .. » murmure Michel
- ou bien il s'agit d'une rupture de la conduite de vapeur.
- « Mon vieux, je crois qu'on est mal barré. » Hervé a soudain la gorge serrée.
Il n'y a rien à tenter pour l'instant. Observer et réfléchir, voilà tout. Où s'est produite la brèche ? Dans l'enceinte de confinement ou à l'extérieur, quelque part au-dessus de leur tête ?

 

mardi 26 - 01 h 34 mn 40 s - Salle des machines

- « Que dit le manomètre ? hurle Robert à l'apprenti...
Parle plus fort ! Eh, les pompes ont décroché ! Tu entends ? La vitesse diminue.
- On fait quoi, dans ce cas-là ?
- Dans un cas pareil, un arrêt imprévu comme ça, il n'y a qu'à appeler en salle de commande pour savoir ce qui se passe, et où on peut être utile.
- « Allô, Michel ? Qu'est-ce ... quoi ? Une rupture de ... ça alors ! OK, on ne s'éternise pas ici. »
Robert a légèrement blêmi. Il se reprend sous le regard inquiet du garçon.
- « Petit, tu es gâté. Pour un baptême du feu, te voilà servi : une rupture de canalisation principale de vapeur, celle du GV 4. D'ailleurs, tu entends ce bruit ?
- Le grondement ? Ça a l'air fort ! C'est dangereux ?
- Rassure-toi, c'est grave, parce qu'il va falloir arrêter pour un bout de temps, mais tu sais bien que cette vapeur qu'on entend s'échapper avec un tel boucan n'est pas radioactive pour un sou. On ne risque rien, mais quand même, ça va pas mal secouer le matériel. Après, on aura à inspecter partout pour voir comment il a encaissé. »
En marchant, Robert explique les contraintes violentes subies par l'installation lors d'un arrêt d'urgence. Le jeune est très impressionné. La passerelle ne vibre-t-elle pas davantage ? Tout à l'heure, au début de la ronde, elle ne bougeait pas. Non, c'est idiot...
- « Est-ce que ça veut dire que le réacteur est arrêté ? risque timidement le stagiaire. .
- Ah oui, tu peux le dire ! Robert éclate de rire. Mais à l'intérieur, il ne ferait pas bon y mettre les pieds en ce moment. Ça fait vingt ans qu'elle tourne, cette tranche ! Le combustible, en ce moment précis, dégage une chaleur dont tu n'as pas idée. A peu près deux cent cinquante mille kilowatts. Attends, pour que tu comprennes ... la puissance de deux cent cinquante mille fers à repasser, dans un volume inférieur à un studio. L'essentiel, c'est de l'évacuer sans interruption. Il y a des circuits spéciaux pour ça.
- Et s'ils ne marchent pas?
- Oh, alors, ça peut provoquer une vraie catastrophe ! »
Le jeune homme réprime mal un frisson.

 

mardi 26 - 01 h 34 mn 32 s - Salle de commande

Hervé perçoit nettement une vibration sourde.
Pas de doute, la vapeur s'échappe à l'extérieur. Sinon la température et la pression augmenteraient dans l'enceinte du bâtiment-réacteur, et il le verrait sur les tableaux.
- « C'est peut-être mieux ainsi », pense Hervé, songeant aux problèmes posés par la vidange d'un GV dans le bâtiment.
Les deux opérateurs n'ont aucun mal à imaginer le spectacIe, dehors, là où la canalisation a cédé : un sifflement assourdissant, le bâtiment environné d'un nuage de vapeur qui semble jaillir de la paroi, comme si celle-ci s'était brusquement fendue.
Dans la salle de commande, on n'entend rien. On sent. Le relâchement a lieu au-dessus de leurs têtes, mais la dalle de béton - plus d'un mètre d'épaisseur - qui les isole du reste du monde étouffe complètement le son.
- « Le rejet a l'air colossal. Sans doute une rupture-guillotine. Je me demande ... Dans moins de vingt secondes, le générateur vapeur sera à sec. Tu imagines le chambard à l'intérieur, avec quarante tonnes d'eau qui se vaporisent en un rien de temps pour foutre le camp à l'extérieur ? Va chercher la fiche A0. »
Michel se dirige vers le meuble de classement où sont rangées les fiches de procédure en cas d'accident.

 

mardi 26 - 01 h 34 mn 45 s – Salle de commande

Hervé reprend son souffle : un voyant signale que le système de borication d'urgence du cœur a démarré. Il faut augmenter la concentration en bore du circuit primaire. Le bore est cet élément chimique qui absorbe les neutrons, et qui va empêcher une reprise de la réaction en chaîne et des surchauffes au sein du combustible. Un premier danger est donc écarté. Simultanément, un second voyant indique que le circuit d'injection de sécurité est entré en action.
- « Tout se déroule correctement », chuchote Hervé pour se rassurer.

 

mardi 26 - 01 h 34 mn 50 s – salle de commande

Au moment où Michel tend la fiche A0 (fiche introductive de la nomenclature : A = accident, 0 = zéro.), à Hervé, Pierre Duguey, l'ingénieur de sûreté et radioprotection (l'ISR) entre en trombe dans la salle de commande. Hervé lui montre qu'il est à la hauteur.
- « Ça vient de commencer. D'après les instruments, c'est une rupture de la tuyauterie de vapeur du GV 4. Sûrement une grosse brèche à l'extérieur, entre le bâtiment-réacteur et la salle des machines. Tu lances le PUI ? » (le PUI est le Plan d'urgence interne.)
Pierre Duguey examine les cadrans.
- « Ce n'est pas à moi de le faire. Qui est d'astreinte de direction, cette nuit ?
- Hervé Maillart, le directeur, lui même »
Pierre compulse rapidement la fiche de quart. Il saute sur le téléphone.
- « 03 25 …, allons-y ...
- « Monsieur Maillart ? On a un accident. Chute de la pression vapeur, turbine déclenchée, borication d'urgence, baisse de température sur le retour de la boucle 4. La tuyauterie de vapeur du GV a dû se rompre ... Non, certainement à l'extérieur, il y a une minute. »
L'ISR se tourne vers les opérateurs, avec un drôle de ricanement nerveux :
- « Messieurs, nous voilà avec un accident de niveau 4 sur les bras. Le premier en France depuis la rupture d'un tube en U sur Tricastin 3. J'espère qu'on s'en sortira aussi bien. Bon, je préviens l'équipe de la tranche 2. »

 

mardi 26 - 01 h 34 mn 55 s - Sous-sol de la centrale

Le chef de quart n'en croit pas ses yeux : la pompe démarre sans crier gare ! Jean, le rondier, tout chevronné qu'il soit, n'a jamais vu ça.
- « Attends, j'appelle la salle de commande. »
- « Alors, qu'est-il arrivé ? .. Ouh, c'est sérieux ! Nous remontons tout de suite. »
Raymond est un vieux chef de quart. Il a gagné ses galons à Chinon, sur un réacteur graphite-gaz.
« Allons, Jean, pas la peine de s'éterniser ici.
- Je ne comprends pas, remarque le rondier. On a une rupture sur le secondaire, et voilà que l'injection de sécurité démarre. Il n'y a pourtant pas de brèche dans le circuit primaire !
- Heureusement, que ça a démarré ! Trop compliqué à t'expliquer ! C'est nécessaire pour protéger le cœur, pour éviter des dégâts sur le combustible. »
Les deux hommes empruntent l'escalier pour remonter au niveau zéro. Ils se dirigent vers la tour d'accès pour rejoindre l'ascenseur. La salle de commande se trouve quinze mètres plus haut.

 

mardi 26 - 01 h 35 mn - Salle de commande

Michel surveille le déroulement des séquences automatiques. Pierre et Hervé ont pris position devant le panneau de sûreté. Deux écrans affichent, sélectionnées par l'ordinateur de la tranche, les informations importantes sur l'accident en cours.
Le téléphone qui relie la centrale au dispatching résonne près d'Hervé.
( En effet, l'arrêt imprévu de Nogent 1 doit être compensé par une augmentation de la puissance produite par des tranches en production ou par la mise en route de tranches disponibles en réserve. Pour guider son choix, le dispatching a besoin de connaître la durée probable de l'arrêt.)
L'échange est bref :
- « Combien de temps va durer cet arrêt ?
- On ne redémarrera pas avant très longtemps. Poussez les frangines en conséquence, Salut ! »
Un instant déconnecté, Hervé observe ses deux collègues, tendus, mais parfaitement calmes. Il est assez fier, finalement. La formation sur simulateur paye, tout de même! 
- « Camarades, à boire ! Je suis assoif ...
- La ferme ! »
Pierre a quasiment hurlé. Le quatrième rondier émerge, ahuri. Il vient de terminer l'inspection de quelques ateliers du bâtiment des auxiliaires nucléaires.
- « Quelle mouche a piqué Pierre ? se demande Hervé. Il n'y a vraiment pas de quoi s'affoler. Quelque chose doit l'inquiéter… »
Michel prend le nouvel arrivant à part. D'un revers de main, il balaie l'ensemble des instruments de mesure affolés, et murmure au rondier :
- « T'en fais pas, les sauvegardes se déroulent comme à la parade. D'ici peu de temps, Hervé va stopper le RIS, et mettre en route le système de refroidissement à l'arrêt. Dans quelques heures, nous aurons amené tranquillement le réacteur en arrêt à froid. On te dira ce que tu dois faire en temps utile. Tiens, va préparer du café pour tout le monde. »
Le rondier n'en revient pas : pour la première fois, un opérateur prend le temps de lui expliquer quelque chose.

 

mardi 26 - 01 h 36 mn 30 s - Rez-de-chaussée de la tour d'accès

Le chef de quart attrape Jean avant qu'il n'entre dans l'ascenseur.
- « Viens, on va faire un tour dehors, histoire de voir la tête que ça a ... »
Les deux hommes sont saisis par la fraîcheur de la nuit.
Immédiatement, bien qu'il provienne de l'autre côté du bâtiment-réacteur, l'oreille exercée de Raymond repère le sifflement du rejet de vapeur.
- « Bizarre! Après une rupture guillotine, le GV se vide en moins de trente secondes. Ecoute, c'est toujours pas fini ! » Raymond scrute le ciel derrière l'enceinte. Naturellement, il manque de recul pour voir. Ce qu'il entend lui suffit. « Oh là là ! Vite ! Dans l'ascenseur. »

 

mardi 26 - 01 h 37 - Salle de commande

Pierre est livide. Il désigne quelques chiffres affichés sur l'écran gauche. D'une voix blanche, il appelle Hervé. Effrayé, Michel contemple le visage de l'ISR et la physionomie atterrée du chef de bloc.
- « Le pressuriseur est toujours vide, balbutie Hervé. (Le pressuriseur a pour fonction de maintenir l’eau du circuit primaire à l’état liquide.) La pression continue de baisser, et ... et le niveau de la cuve baisse aussi. Le circuit d'injection de sécurité débite de plus en plus. Non, ce n'est pas possible!
- La perte de charge en sortie du GV 4 prouve que ça rejette toujours dehors », conclut Pierre.
L'ingénieur semble assommé. Une seule explication : un, ou plutôt plusieurs tubes en U n'ont pas résisté à la dépressurisation brutale du GV. Maintenant, c'est le circuit primaire, de l'eau contaminée, qui se vide, via la brèche du GV, directement dans l'air extérieur. Hervé est pris d'un terrible vertige.
- « Si le débit du circuit d'injection ne suffit pas à maintenir le niveau d'eau dans le réacteur, ç'est que les dégâts dans le chignon dépassent le pire.
- Le cœur sera bientôt à découvert. Le refroidissement du combustible a probablement cessé, à cause de l'ébullition en masse du circuit primaire. Le combustible va être endommagé ... il l'est sans doute déjà ... De la radioactivité va s'échapper, et ... il ne reste aucun obstacle à lui opposer. »
Pierre Duguey sent la panique monter. Un instant distraits de leur propre affolement, ses collègues le regardent, stupéfaits.
- « A quoi bon toutes ces fiches, pour les grosses brèches, pour la rupture d'un tube en U ... Rien n'est prévu pour cet accident. Nulle part, dans aucun rapport de sûreté, on n'a envisagé que la rupture d'une tuyauterie de vapeur, « accident possible mais hautement improbable », puisse engendrer des ruptures de tubes en U, accident finalement pas si rare que ça en marche normale. »
Il ébauche un geste d'abandon, et poursuit, sarcastique et théâtral :
- « Messieurs, une nouvelle période de l'ère nucléaire vient de s'ouvrir ! Quelque chose de totalement inédit sur nos réacteurs REP, un accident de perte simultanée du refroidissement et de toutes les barrières. Désormais, l'intérieur du réacteur communique directement avec l'atmosphère. Le pire est devant nous ! »

 

mardi 26 - 01 h 40 mn – Quelque part en mer des Caraïbes, au large du Carbet, Martinique

Christophe BAY, le nouveau Préfet de l'Aube est en séminaire de formation avec une vingtaine de collègues de l’hexagone. Aujourd’hui c’est team-building au large ! Se forger un esprit d’équipe aux commandes d’un gros catamaran, quand le vent souffle très très fort… Comportement d’un groupe plus ou moins soudé dans une situation de crise, et dans un domaine où on n’est pas forcément formé !  Prise de responsabilités, répartition des tâches, respect des consignes de sécurité, etc…
Il ne se doute pas qu'à des milliers de km de là, sa présence et son expérience seraient peut-être bientôt d'un grand secours, lui qui a exercé son art en Haute-Normandie, qui compte deux centrales : Paluel et Penly.
Lors de sa récente installation à la préfecture de Troyes, il avait déclaré à Jean-François LAVILLE du quotidien l’est-éclair, « faire de la sécurité sa priorité ». Pour lui, l'Aube « a la chance d'avoir une centrale nucléaire à Nogent-sur-Seine : elle apporte des emplois. Elle exige aussi la plus grande vigilance. Il avait déclaré : « Mon rôle est de vérifier que les plans de secours sont actualisés. J'ai vérifié. C'est le cas ». Mais est-ce que le périmètre de sécurité de dix kilomètres est suffisant, compte tenu des retours d’expérience de Tchernobyl et de Fukushima ? avait il confié au journaliste…

 

mardi 26 - 01 h 38 mn - Centrale nucléaire, salle de commande

Pierre Duguey, l'ingénieur de sûreté, se rassure :
- « Une ligne Maginot ! Voilà ce que c'est, leur système de poupées gigognes ! Au centre, le combustible, une céramique, c’est la première barrière ! Puis, entourant l'uranium, des gaines étanches, c’est la deuxième barrière ! Ensuite, la cuve du réacteur, troisième barrière ! Et enfin, les deux enceintes de confinement en béton emboîtées l'une dans l'autre : dernières barrières. Un tel coffre-fort doit naturellement retenir la radioactivité en toutes circonstances, sinon la contenir et la guider vers le système de filtrage où on la coince avant qu'elle puisse gagner l'atmosphère ...


- « Vous croyiez qu'elle allait attaquer de front ces formidables remparts ? Forteresse, tu parles ! »
Hervé est stupéfait. Michel ne sait plus où se mettre. Pour un peu, ils oublieraient l'accident. Quant au quatrième rondier, cette tirade le surprend au moment où il sort de la cuisine d'exploitation. Le plateau garni de tasses à café a failli lui échapper des mains.
- « Mais qu'est-ce qu' ... Il y a qu'on avait tout prévu, mon vieux, même les accidents les plus effrayants : brèches dans le circuit primaire, des grosses, des petites, des tordues, des franches et des nettes, des choses abominables qui auraient transformé l'intérieur du bâtiment-réacteur en une infernale étuve radioactive.

Chaque fois, le rapport de Sûreté nous convainquait de la parfaite suffisance des dispositifs de sauvegarde pour limiter les conséquences extérieures à un niveau ridiculement faible.
Avant Tchernobyl, parler de risque grave frisait l'indécence. Et même après, pas un bouton de guêtre ne manquait, naturellement. Et on en rajoutait, pour épater la galerie ! Tenez, on s'est même amusé à calculer si les enceintes résisteraient à la chute d'un petit avion d'affaires. De la foutaise ! Qu'est-ce qu'il casserait, d'abord, l'avion en tombant ? Hein ? Je vous le demande.
Et maintenant avec Fukushima, je ne vous raconte pas…  »
Hervé sent la moutarde lui monter au nez.
- « Écoute, Pierre, on a mieux à faire ...
- Il n'y a rien à faire. L'avion ferait comme la radioactivité : il taperait sur le point faible, sur ces satanées tuyauteries de vapeur qui passent innocemment, les idiotes, quasiment sans protection du bâtiment-réacteur à la salle des machines. »
Soudain plus grave, l'ingénieur poursuit :
- « Au lieu de donner dans le grand guignol, il aurait mieux valu regarder en face le talon d'Achille de cette centrale nucléaire. Oui, les quelques 5 300 tubes du GV, une surface de métal toute mince, d'une section de 19 mm. Mais quelle surface ! Réfléchissez : trois hectares, trois terrains de foot, bourrés de fissures. Faut pas trop les brusquer, ces fissures, déjà qu'elles s'ouvrent toutes seules en temps normal, même quand on les laisse tranquilles ! Alors, pensez à ce qui peut se passer si on secoue le GV comme un prunier ... »
L'ISR est effondré. Il a trop de connaissances techniques pour ne pas voir se dessiner l'issue inévitable : un déferlement menaçant de radioactivité dans l'atmosphère.

 

mardi 26 - 01 h 41 mn - Paris, gare de l'Est

Avec une minute de retard sur l'horaire, le train de nuit Paris-Bâle, via Mulhouse, prend le départ au quai 13.

 

mardi 26 - 01 h 41 mn - Salle de commande

Le chef de quart est arrivé au milieu du discours de Pierre. Il a gardé le silence. Robert et l'apprenti les ont rejoints peu après. Ils en savent désormais assez pour saisir l'ampleur du désastre à venir. Raymond doit absolument reprendre en main son équipe démoralisée. Il s'approche calmement du jeune ingénieur.
Opérateurs et rondiers se sont spontanément regroupés en arc de cercle, dos à la console principale. Raymond et Pierre offrent un contraste saisissant : le chef de quart, trapu, solide, s'accroche à sa responsabilité immédiate face à l'ISR en sueur, vaincu par le doute. Sur un ton bienveillant, sans hausser la voix, Raymond parle :
- « Pierre, nous n'avons encore rien tenté ... Et chaque seconde compte. »
La tension tombe d'un cran dans la pièce. Pierre lui-même avale sa salive, sort de son délire peuplé de rapports désormais inutiles, et murmure :
- « Il va falloir improviser sur toute la ligne ... »
Hervé Ruel réagit le premier. Il se précipite sur les commandes de déconsignation et d'ouverture des vannes de décharge du pressuriseur :
- « C'est notre seule chance. Provoquer une séquence de type TMI. (TMI : Three Mile Island : le 28 mars 1979, un accident survint sur cette centrale nucléaire américaine. Une série d'erreurs humaines, dues essentiellement à l'inadaptation du système de mesures, a failli transformer cet accident en terrible catastrophe.)
Limiter au maximum les rejets d'eau contaminée dehors. Amener de l'eau dans le bâtiment-réacteur pour la réinjecter dans le cœur quand le réservoir PTR sera vide. (Le réservoir PTR contient l’eau borée destinée à remplir la piscine du bâtiment réacteur lors du déchargement / rechargement. Il sert aussi de réservoir de secours pour le refroidissement du cœur du réacteur en cas d’accident - via des systèmes « RIS », système d'injection de sécurité, et/ou « EAS », système d'aspersion de l'enceinte)
- Attends, coupe Raymond. Tu oublies que le circuit d'injection de sécurité interdit toute décharge du pressuriseur. Michel, file au local électrique et déconnecte l'ordre de fermeture des vannes. »

 

mardi 26 - 01 h 41 mn – salle de commande

L'atmosphère est étrangement sereine. Comme si tous s'étaient donné le mot :
- « Perdu pour perdu, on va bosser le mieux possible. » Les rondiers attendent d'être utiles. Opérateurs, chef de quart et ISR engagent un combat désespéré contre le temps et l'énergie résiduelle du réacteur.
- « Même si la manœuvre réussit, rappelle Pierre, la plus grande fraction de l'eau continuera de s'écouler par le GV, alors ...
- Y a-t-il une contre-indication à essayer de gagner du temps ? Non ? Bon ... Ça y est, le signal est bloqué, je déclenche la décharge. »
Tous les regards convergent vers les indicateurs de pression. Celui du réservoir de décharge monte lentement. Celui de la cuve du réacteur n'arrête pas de baisser. Une véritable course de vitesse vient de s'engager. Raymond crispe ses mains sur le dossier du fauteuil. Pierre s'agite nerveusement. Hervé maintient le doigt sur le bouton de commande, comme pour aider les vannes à s'ouvrir davantage. Michel pense qu'il est bien tard pour tenter cette opération. Tout cela à cause du cirque de l'ISR !

 

mardi 26 - 01 h 44 mn – salle de commande

- « C'est râpé. »
Crûment, Michel profère l'évidence, contre les dernières bribes d'espoir entretenues par Hervé. Apparemment inconscient de sa responsabilité dans l'échec, Pierre conclut : « Il aurait fallu que les automatismes soient conçus pour prendre en compte ce cas de figure.
- Oui, mais ce cas était par principe exclu... Bon Dieu ! »
Horrifié, Raymond ne termine pas sa phrase. Il« voit» le cœur du réacteur en pleine crise d'ébullition. Le haut des assemblages de combustible se découvre et vire au rouge. Il « voit» les gaines ramollies par la chaleur gonfler sous l'effet de leur pression interne, et le métal commencer à se consumer dans la vapeur d'eau.
Terrorisé, Hervé imagine l'énorme flux d'eau et de vapeur jaillissant dehors, emportant avec lui tous les produits radioactifs relâchés par le combustible endommagé.

 

mardi 26 - 01 h 45 mn – A quelques secondes du déclenchement du PUI

La sonnerie du téléphone intérieur secoue l'équipe anéantie.
- « C'est Maillart. Alors, où en êtes-vous ? Avez-vous la situation en main ? »
Raymond hésite une seconde. Il cherche une entrée en matière. A l'autre bout du fil, Hervé Maillart, le directeur de la centrale, n'a pas le temps de remarquer l'embarras du chef de quart : l'alerte à la radioactivité vient de retentir sur le site.
Au même instant, le système de protection de la salle de commande détecte de la radioactivité à l'entrée du circuit de ventilation. Il condamne immédiatement la ligne non protégée, et met en service la ligne de secours. Celle-ci est dotée de filtres absolus et de pièges à iode. La salle de commande est le seul local d'exploitation ainsi équipé. Protégé, l'endroit est aussi complètement isolé.
- « Nous voilà comme dans une bouteille thermos au milieu d'un brasier, observe Hervé.
- Pas tout à fait, précise Pierre, les gaz rares vont passer au travers de tous les filtres, il faut mettre les narghilés.» (Ce sont des masques respiratoires légers, reliés par de minces tuyaux de plastique souple à une réserve d'air comprimé. Contrairement aux masques filtrants, ils ne gênent pas la respiration.)

Dans son vaste bureau chaud et confortable, Hervé Maillart frémit : l'alarme qu'il vient d'entendre a été déclenchée par une balise plantée à une vingtaine de mètres. Il Ia distingue parfaitement par la baie vitrée. Les locaux administratifs ne sont pas prévus pour être utilisés si le site est contaminé. Maillart va devoir déménager vers le BDS, le bloc de sécurité.
Le BDS : une sorte de bunker enfoui sous le bâtiment d'accueil et de regroupement, à l'entrée du site. En 2007 des travaux importants ont été entrepris sur : ventilation, électricité, génie civil, détection incendie et détection hydrogène, lutte incendie… Un fortin de commandement, équipé du même système de protection que celui de la salle de commande, hérissé d'antennes radios et d'instruments de mesures atmosphériques. II est « habité », en temps normal, par des gardiens qui surveillent sur des écrans vidéo les mouvements sur le site, truffé de caméras. Jamais, dans toute sa carrière de cadre EDF, Maillart n'a eu à se replier dans cet abri opérationnel. II connaît sa configuration dans les moindres détails grâce aux exercices d'entraînement, mais entre la simulation et la situation de crise ... Le directeur a l'impression fugitive de vivre un baptême du feu.
Maillart n'est pas un froussard, (la rime avec le nom du directeur d’aujourd’hui est amusante), ni un bleu. Tout de même, il maudit le sort qui fait de lui le maître à bord, alors qu’il devrait être aux Etats-Unis pour un congrès sur la sécurité nucléaire à Bethesda, Etat de Maryland, au siège de la NRC (NRC : Nuclear Regulatory Commission. Organisme fédéral chargé du contrôle des installations nucléaires aux Etats-Unis.)
Les Français ont la cote dans le monde de l'industrie nucléaire. Leur technologie est au« top-niveau ». Maillart ne peut réprimer un bref ricanement.
Avant de se replier dans la casemate, Hervé Maillart presse la mise en route de l'appel automatique préenregistré:
- « Urgent : le personnel de la centrale est prié de rejoindre le bâtiment d'accueil. Le plan d'urgence interne est déclenché. »
Pas de détail. Le téléphone sonne en ce moment dans plus de trois cents maisons, à vingt kilomètres à la ronde. Les employés d'astreinte cette nuit vont obligatoirement réceptionner l'ordre de mobilisation. Quant aux autres, s'ils sont chez eux et s'ils ont envie de sortir (le message ne précise pas si le site est contaminé ou non), ils viendront renforcer les équipes de garde.
Maillart se dirige vers les toilettes. Il démonte le dérouleur de torchon propre, retire la bande de tissu blanc, et se confectionne devant le miroir un turban de fortune, de façon à protéger grossièrement ses cheveux contre un éventuel dépôt de particules radioactives, son nez et sa bouche contre leur ingestion. Il s'engouffre dans l'escalier. Au passage, il jette un œil sur l'écran digital du couloir qui indique la puissance de production des centrales nucléaires approvisionnant les régions Est et parisienne en électricité. Elles tournent toutes à plein régime pour compenser l'arrêt de Nogent 1, dont la fenêtre d'information affiche « zéro mégawatt ».
Par bonheur, il a eu l'excellente idée de ne pas laisser sa voiture sur le parking d'accueil, comme c'est l'usage, même pour le personnel de direction. Prenant garde à respirer le moins possible, il entrouvre la porte de sa voiture, se glisse au volant et coupe la ventilation avant de démarrer. Direction : le bloc de sécurité, au plus vite.

 

mardi 26 - 01 h 48 mn - Salle de commande

« C'est encore Maillart au téléphone. Il voudrait des détails avant d'avertir Paris et la préfecture. Il ne comprend pas que ça ait pu dégénérer comme ça sans prévenir. »
Raymond tend le combiné à Pierre.
Le chef de quart et Hervé Ruel s'acharnent à réduire les conséquences de l'accident. La pression dans la cuve du réacteur est maintenant presque complètement tombée. L'eau injectée par le circuit de sécurité noie lentement le cœur. Cette opération représente l'une des phases les plus critiques d'un accident de refroidissement : l'eau froide entre en contact avec le combustible incandescent, bien au-dessus de mille degrés. Les interactions sont violentes. Elles provoquent des explosions de vapeur, lesquelles accroissent les rejets à l'extérieur et contrecarrent la montée de l'eau dans le réacteur.
- « Il faudrait essayer de rabattre la radioactivité dans la cuve », suggère Raymond.
Hervé réfléchit rapidement. Il propose une manœuvre destinée à créer un mur liquide entre la brèche et le combustible. Raymond n'y croit guère, mais ils tentent le coup, assistés de Michel.
Pierre a raccroché le téléphone, il observe les trois hommes. La situation lui apparaît dans toute sa folie : là-bas, dans son bunker, Maillart met en branle une énorme machine administrative et technique dont on ne peut attendre ici aucun secours.
La catastrophe sera consommée bien avant que cette lourde machine, qui n'a pas encore pris son élan, entre en action. Incapable de s'adapter à la logique de cet accident, l'ingénieur se sent de trop. Cette équipe soudée se démène sans lui contre le pire.
Délaissant la surveillance des instruments, Michel se fige soudain.
- « Et si on vidait la piscine des combustibles usés dans le réservoir PTR ?  (PTR = réservoir de stockage d’eau pour les piscines réacteur.) Il y a une pompe pour ça.
- Mmm… Deux cents mètres cubes par heure, c'est pas énorme, mais ça aidera à tenir. On va réduire le plus possible le débit du circuit d'injection, dès que le cœur aura été renoyé. »
Raymond se tourne vers Pierre:
- « Tu sais ce que cela signifie, n'est-ce pas ? La vanne n'est pas motorisée. Il va falloir aller l'ouvrir manuellement.
- Je sais parfaitement, soupire Pierre. La radioactivité est partout, maintenant. La ventilation l'a disséminée dans tous les bâtiments. Il faut prendre un masque. Qui y va ? »
Pratiquement alignés contre le mur du fond, les quatre rondiers ont tenté de se faire oublier, peu soucieux d'interrompre le cours des opérations de sauvetage par des questions intempestives. Leur heure est arrivée. Robert et Jean, les « vieux qui connaissent la musique », disait Robert tout à l'heure à son apprenti, ont un mouvement vers le placard du couloir.
- « Un seul, coupe le chef de quart. Jean, dépêche-toi s'il te plaît. »
Raymond est reconnaissant à Pierre de n'avoir désigné personne. Le chef de l'exploitation, c'est lui. Ses gars lui font une confiance aveugle, confiance qu'ils sont loin de manifester à l'ingénieur, presque frais émoulu de son école d'ingénieurs.
- « Tu ouvres la vanne, tu mets en marche la pompe de la piscine, et en revenant tu coupes la ventilation de tous les locaux des auxiliaires de sauvegarde et des auxiliaires nucléaires. Prends un masque !
- Merci de penser aux copains qui iront bosser dans cette merde après nous », lance Jean.
Il remplace son narghilé par un masque filtrant à cartouche, et attrape une casquette qui traîne. La protection n'est pas vraiment idéale, mais les combinaisons spéciales, les « shaddocks », sont rangées dans un autre bâtiment.
- « On croirait un parachutiste s'élançant de la soute d'un avion », remarque Robert en voyant son collègue se jeter dans le couloir.

 

mardi 26 - 01 h 50 mn - Salle de commande.

L'idée de la piscine a ouvert des perspectives à Raymond.
- « Dis donc, Pierre, demande à Maillart d'envoyer les premiers ouvriers d'astreinte mettre une pompe automotrice en batterie.
- Qu'est-ce que vous voulez faire avec ça ?
- Transvaser le PTR de la tranche 2 dans le nôtre. Qu'ils endossent les tenues étanches et portent les masques, c'est du côté où ça a cassé, il doit y avoir un maximum de contamination.
- Vous êtes cinglé ? Qu'est-ce qu'ils feront, ceux de la tranche 2, si c'est leur tour d'avoir un pépin ? Ils n'auront plus de réservoir de secours, on leur aura tout enlevé !
- C'est à Maillart de prendre la décision. Entre une catastrophe aggravée et un accident hypothétique, il choisira. »
Heureusement, à ce stade, la décision n'incombe pas à Pierre, mais au directeur.
- « N'empêche que si j'étais l'ISR de quart de l'autre côté, je ne laisserais pas faire une telle connerie.
- Ecoute, tu es l'ISR de la tranche 1, et la connerie en question, elle peut arranger tes oignons. »
Hors de lui, Robert, le rondier, n'a pas pu contenir sa colère contre ce trop jeune chef qui n'a rien décidé depuis un quart d'heure. Pierre blêmit. Il appelle le PC-direction.
Au même moment, le chef de quart se rend compte que personne n'a songé à arrêter les pompes primaires. Privées de pression, elles vibrent au-delà des limites depuis un bon moment.
- « Elles doivent caviter un maximum et tourner en survitesse. Ça ne les arrange guère.
- Pour ce qu'on en aura besoin maintenant ... soupire Hervé. OK, je les disjoncte. »
(Lorsque l'on aspire un liquide dans un conduit on crée une dépression. Si cette baisse de pression fait descendre la pression du liquide au-dessous de sa pression de vapeur saturante, le liquide se met en ébullition, avec production de vapeur. On appelle ce phénomène la cavitation.)

 

mardi 26 - 02 h - Préfecture de Troyes, département de l'Aube

Pourquoi cette centrale nucléaire est-elle prise de convulsions justement cette nuit, alors qu'officiellement, la sous-préfète de Bar-sur-Aube, Chantal GUELOT assure l'astreinte ? En principe, elle devrait organiser le PPI. (Plan particulier d'intervention).
La préfecture doit mettre en place une cellule de veille qui a pour mission de suivre l'évolution de la crise et de pré-alerter les services afin d'y opposer une réponse efficiente. Le centre opérationnel de chaque service est gréé à titre préventif, dès lors que l'incident est susceptible d'occasionner des effets sur la population et sur l'environnement dépassant les limites du CNPE. Chantal GUELOT a bien compris :
puisqu’il y a rejets, il ne s’agit pas d’un déclenchement en mode concerté, mais en mode réflexe.
Le document qu’elle vient de relire est clair : l'exploitant déclenche les sirènes d'alerte et prévient de façon concomitante la préfecture qui entérine le déclenchement du PPI.
La population située dans le périmètre de protection réflexe se met à l'abri et à l'écoute de la radio, les services, pré-alertés en phase de veille, rejoignent leurs postes d'affectation au poste de commandement opérationnel (PCO) et au centre opérationnel départemental (COD) à la préfecture.
Un périmètre de sécurité est alors mis en place par la gendarmerie pour interdire aux usagers de pénétrer dans la zone de danger immédiat. Enfin le circuit de mesures est activé par le SDIS.
Ces premières dispositions vont permettre la prise en compte de la sécurité des populations dans l'attente du soutien qui sera apporté au Préfet dans la gestion de la crise par l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) assistée de son expert technique, l’institut de radioprotection et de sureté nucléaire (IRSN). «
Elle décroche le téléphone. Résignée :
- « Ils ont déclenché le plan d'urgence interne à la centrale de Nogent ... Non, je ne pense pas. Le directeur m'a seulement parlé d'un rejet radioactif limité au site ... Je sais bien qu'il faut mettre en place la cellule de pré-alerte, c'est pour ça que je vous dérange. Le problème, c'est qu'on est en pleine nuit, que le préfet est à 8 000 km. Vous vous rendez compte du nombre de personnes à prévenir ? Le temps de joindre tous les responsables, le jour sera levé. Voilà, j’ai commencé par vous…la caserne des pompiers ! »
Rien de plus lassant que de répéter x fois la même chose.
- « Sous-préfecture à l'appareil. Madame, pouvez-vous me passer votre mari ? ... Oui, à cette heure-ci ... Le directeur de l'action sanitaire ? … Le directeur de l'industrie et de la recherche ? Bonsoir… ou Bonjour, c'est pour un déclenchement de PUI à Nogent… Plan d'urgence interne, oui... Non, pas encore… J'espère qu'on n'aura pas à sortir le grand jeu ... Vous savez ce que c'est, mini-cellule de crise à la préfecture, au cas où ... A tout à l'heure. »
- « Au fait, et le préfet ? Il est tranquille, lui, dans la mer des Caraïbes ! »
- Ce serait plus sage d’essayer de le contacter. Si les choses dégénèrent, il risque d'être furieux de n'avoir pas été prévenu.
- Et les maires ? La procédure enjoint de prévenir les maires des communes situées dans un rayon de deux kilomètres autour de la centrale. A vrai dire, en parcourant le document pour la dixième fois, j’ai un doute : j’ai compris que les maires, on les prévient s'il y a danger. Question : est-ce qu'il y a danger ? Et même, à cette heure-ci, tout le monde est au lit, tant mieux, d'ailleurs !
- « Non, les maires, on verra plus tard. »
Tous sont d'accord : personne n’a envie de discuter avec des élus qui ne manqueraient pas de tout embrouiller avec leurs questions.

 

mardi 26 - 02 h - Centrale nucléaire, bloc de sécurité

Les chefs de service n'ont pas traîné. Hervé Maillart a prévenu les gardiens de les orienter directement vers le bloc de sécurité. Inutile de perdre du temps à rejoindre le PC de crise, d'ordinaire installé dans le bâtiment de direction. Inutile, surtout, de déambuler sur le site contaminé, et de ramener des saletés à l'intérieur du poste de commandement.
Lui-même, lorsqu'il est arrivé dans l'abri, a pris garde de se dépouiller rapidement de son turban-torchon et de son pardessus, enfouissant à regret ce dernier dans un sac plastique hermétique disposé dans le sas de sécurité. Dans l'hypothèse où ...
- « Messieurs, tel est précisément le problème : nous ignorons tout de la quantité de radioactivité rejetée depuis le début de l'accident.
- Comment est-ce possible ? coupe le responsable des contrôles de l'environnement. En salle de commande, ils ont bien des mesures à la source ?
- Non. Si les rejets avaient eu lieu par la cheminée du réacteur, il n'y aurait eu aucun problème pour mesurer. En l'occurrence, il faudrait pouvoir analyser des échantillons d'eau du GV 4 et du circuit primaire. Cela aiderait à évaluer les dégâts survenus sur le combustible, et à calculer une fourchette pour les rejets.
- Et alors, qu'est-ce qu'ils attendent ?
- Impossible : pour tous les automatismes, l'injection de sécurité signifie relâchement, ou menace de relâchement, à l'intérieur de l'enceinte de confinement. Tous les circuits traversant l'enceinte sont alors fermés. Par conséquent, il n'y a pas moyen d'ouvrir le circuit de purge du GV pour mesurer. Le hic, c'est que le relâchement s'est produit à l'extérieur.
- Bref, nous sommes coincés !
- En quelque sorte, oui. Et je me demande bien comment expliquer à la préfecture que nous sommes dans l'impossibilité absolue de lui dire quelle quantité de radioactivité est sortie.
- En attendant, on peut tout de même analyser quelques-uns des rejets, soupire le chef du PC-environnement. Dès que les ouvriers d'astreinte arrivent, je m'occupe d'envoyer quelqu'un sous la brèche. »
Hervé Maillart consulte nerveusement sa montre : où diable est passé l'ingénieur de sûreté ? Il n'arrive pas, et, dans la salle des commandes, l'équipe de conduite est livrée à elle-même. Cette situation est contraire aux règlements de crise.


mardi 26 - 02 h - Parking d'accueil

Les policiers n'ont pas bougé depuis vingt-cinq minutes. Transi, l'inspecteur B. a fini par rejoindre son collègue non fumeur dans la voiture. Le moteur était coupé, mais l'immobilité et le froid de la nuit ont eu raison de ses velléités d'économie de carburant.
- « Tu ne crois pas que ça suffit comme ça, la ventilation ?
- On crève de chaud dans cette bagnole. Et puis ça fait un boucan de tous les diables.
- Tu as décidé d'être emmerdant ce soir, ou quoi ?
- Arrête, tu vois bien que je n'ai plus de cigare. »
Il coupe la ventilation. Les policiers s'ennuient.
- « Regarde, on dirait que le panache de la première tour a diminué.
- Tu veux plutôt dire qu'elle ne crache presque plus rien.
- On voit mal avec le brouillard. Je me demande si elle fonctionne toujours.
- C'est facile, il suffit d'écouter si le bruit est toujours là. »
Ils descendent de la voiture.
« Effectivement, le grondement s'est atténué. Ce qu'on entend encore doit provenir de la deuxième tour.
- Tu crois que ça a quelque chose à voir avec le bordel de tout à l'heure ?
- Je ne sais pas, mais il y a de l'agitation cette nuit. Tu as remarqué ? Ça fait six bagnoles qui arrivent en moins de dix minutes. »
A présent les inspecteurs sont inquiets. Ils veulent en savoir plus.
Négligeant la voiture qu'ils laissent, moteur en marche, à une dizaine de mètres de l'entrée principale, ils se dirigent vers la guérite des gardiens. Au même instant, une Laguna, dont les policiers ont aperçu les phares au travers du rideau de peupliers qui borde la route de Nogent, freine devant la barrière automatique.
- « Bonsoir. Police! Pouvez-vous nous dire pourquoi vous êtes si pressé ? Euh ... c'est-à-dire qu'on se demande si tout va bien. »
L'inspecteur A. est embarrassé. Il a ordre de ne pas importuner le personnel de la centrale. Ordre de ne pas laisser soupçonner quoi que ce soit quant à cette alerte PlRATOME. Dans sa voiture, le technicien soupire. Que fabriquent les flics sur le parking à cette heure ? Il est pressé, mais il sort de son véhicule.
« Je n'ai aucun détail. Je suis d'astreinte ce soir, j'ai reçu l'ordre de rejoindre mon poste. Attendez, les gardiens veulent me dire quelque chose. »
Derrière la vitre, un des surveillants s'agite en effet. Le technicien se dirige vers la cabine, tente d'ouvrir la porte. Sans succès. Derrière, les gardiens maintiennent la poignée fermée, et hurlent en gesticulant. L'homme qui frappait au carreau se penche alors sur un micro relié à l'interphone extérieur et crie :
« Le site est contaminé. Rentrez dans votre voiture immédiatement. Et prévenez ces putains de flics de décamper. Ça fait dix minutes qu'on essaie de les avertir, ils n'entendent rien. »
Glacés d'effroi, les deux inspecteurs foncent vers leur véhicule et démarrent dans un crissement de pneus. Direction : n'importe où ailleurs.
L'inspecteur B. décroche la radio vissée sous le tableau de bord.
- « Patrouille 3 à Paris... Patrouille 3 à Paris... Groupe d'intervention, vous m'entendez ? Ici patrouille d'alerte PIRATOME ... Les terroristes ont frappé. On n'a pas de détail, mais ça a pété vers 1 h 30, on a entendu… »

 

mardi 26 - 02 h - Salle de commande

Jean, le rondier, s'est tellement dépêché qu'en moins de six minutes il a atteint la vanne manuelle et mis la pompe en route. La vidange de la piscine des combustibles usés dans le réservoir PTR vient de commencer. Mais les opérateurs et l'ingénieur savent bien que cet apport d'eau boriquée est insuffisant. Bientôt, le cœur ne sera plus refroidi.
A voir les techniciens si abattus, les trois rondiers, tassés dans un coin, réagissent par mimétisme. Ils ne sont pas bien fiers. Hors du coup, ils meublent leur angoisse en interprétant comme ils peuvent les conversations des pilotes de la tranche.
- « Hervé, le PC demande qu'on ne garde qu'une pompe basse pression en service, dit Pierre, en conversation téléphonique avec la direction .. Tu la fais fonctionner par intermittence, en maintenant le niveau d'eau dans la cuve en bas du pressuriseur.
- Quel perroquet ! songe le chef de bloc. Merci. Dis-leur qu'on n'a pas attendu leur conseil. Ça fait cinq minutes qu'on s'en occupe.
- OK, ça va, ça va ! »
Au PC de direction, Hervé Maillart, le directeur, a tranché : une moitié du réservoir PTR de la tranche 2 sera transférée dans celui de la tranche accidentée. A regret, Pierre l'annonce à ses collègues. Après tout, il était contre cette idée.
Robert, le rondier, sourit derrière ses grosses moustaches. Dehors, revêtus de « shaddocks » et portant leurs masques filtrants, des ouvriers préparent une motopompe et des tuyaux-pompiers.
- « Vous vous rendez compte de ce qui attend les types qui vont effectuer la jonction ? murmure Michel.
- Oui, le PTR est juste sous la brèche, constate Hervé.
Ils vont poser des échelles, et travailler pendant que l'eau chaude et radioactive leur tombera dessus. Ils ne pourront pas tenir plus d'une minute sans dépasser la dose maximale. On n'aura jamais assez de monde pour percer le toit.
- Sauf si des volontaires acceptent de rester plus longtemps, comme à Tchernobyl ..
- Quoi ? Percer le toit ? »
L'apprenti rondier a presque crié. Lorsque tout à l'heure il a vu Jean fixer son masque, puis s'engouffrer courageusement dans les couloirs non protégés, le jeune homme a serré les dents. Robert a remarqué l'émotion du gamin.
« Eh, du calme, si ça t'arrive de devoir sortir, souviens-toi des cours de radioprotection de l'école. T'es pas une poule mouillée, tout de même ?
- Il n'a même pas de shaddock !
- T'en fais pas pour lui, ce n'est pas encore l'enfer dans la maison, on n'est pas dehors. »
Ainsi, dehors, c'est donc déjà l'enfer ?
« Vous avez dit qu'on allait percer le toit ? répète le rondier, brusquement tout pâle.
- Pas le toit de la salle de commande, couillon. » Hervé a pitié du garçon. » On va percer le toit du PTR, pour pouvoir passer les tuyaux pompiers qui amèneront la flotte de la tranche 2.
- C'est plein de contamination, à cet endroit-là ? » Robert tire son stagiaire en arrière.
- « Écoute, fais pas chier le monde. Tu vois qu'ils n'ont pas de temps à perdre. Va plutôt chercher des cafés à la cuisine. »

 

mardi 26 - 02 h 15 - Centre de regroupement du personnel

Tout près du bloc de sécurité, pratiquement au-dessus du blockhaus de commandement, dans l'immense local d'accueil, bâtiment fermé mais non point doté d'un système de protection contre la radioactivité ambiante, le personnel d'astreinte se regroupe peu à peu. Une équipe a rapporté de la réserve des masques filtrants à cartouche.
Automaticiens, soudeurs, mécaniciens, électriciens, tous les hommes de la maintenance ont répondu à l'appel. Les deux contrôleurs de l'environnement extérieur sont arrivés dans les premiers. Les cadres ont commencé à organiser les groupes d'intervention, suivant la procédure rigoureusement définie par le plan d'urgence interne. Ils attendent les ordres de la direction pour agir.
L'ambiance est lourde. Si les grands chefs sont retranchés dans le bloc de sécurité, c'est que le site n'est pas sûr. Pas besoin d'être grand clerc pour interpréter les couinements répétés des balises gamma disposées de part et d'autre de la casemate des gardiens. Ces derniers, d'ailleurs, sont cloîtrés dans leur maisonnette vitrée.
Interceptée dès son arrivée par un appel du haut-parleur, Sylvie Ruel, l'infirmière, a foncé vers le bloc médical, raflant l'intégralité des réserves d'iode dans l'armoire. A présent, par sécurité, elle distribue les comprimés préventifs aux employés qui attendent les ordres dans le hall.
- « Un automaticien est demandé à l'entrée. Je répète: un automaticien ... »,
Au milieu du brouhaha, l'interphone crachote ses appels.
Deux ouvriers rejoignent le PC des mouvements, presque soulagés d'avoir enfin quelque chose à entreprendre.
- « L'ingénieur de sûreté veut qu'on aille modifier le câblage des commandes des vannes d'isolement. Il paraît que c'est la seule solution pour pouvoir effectuer des mesures. Vous allez mettre combien de temps à faire ça?
- Je suppose qu'on ne coupe pas au shaddock?
- Evidemment. On en a quelques-uns de complets ici.
N'importe comment, nous allons devoir aller en chercher d'autres à la réserve pour les interventions ultérieures.
- Alors, je ne vais pas pouvoir travailler très vite. Une demi-heure, je pense.
- Bon, vous prenez un électricien avec vous. Autant garder un automaticien en réserve ici. »
Du bloc de sécurité, un ordre autrement douloureux vient de tomber : quelqu'un doit se rendre au plus près de la brèche pour prélever des échantillons des rejets liquides.
- « Une mission très risquée, messieurs, annonce, l'air lugubre, le sous-responsable du PC environnement. Il me faut deux volontaires.
- De toute façon, on a déjà morflé en arrivant ici sans protection ! »
La récrimination fuse du fond de la salle. Elle couvait silencieusement depuis quelques minutes. Pourquoi l'appel téléphonique ne précisait-il pas que le site était contaminé ?
- « Écoutez, vous avez peut-être reçu des doses, Cela dit, je suis dans la même situation que vous. Ce n'est pas le moment de gueuler. Alors, qui est volontaire ? »

 

mardi 26 - 02 h 16 - Salle de commande

Depuis trois minutes, Pierre Duguey communique avec deux ingénieurs fort éloignés de Nogent. Ceux-ci disposent néanmoins de toutes les informations sur l'accident. L'un se trouve à Paris, au siège d'EDF. L'autre est dans le local du CEA, le Commissariat à l'énergie atomique. Il représente l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, l'IRSN. Tous deux sont d'astreinte cette nuit. Leurs installations permettent une connexion informatique, avec les panneaux de sûreté de n'importe quelle centrale nucléaire française. Lorsqu'ils ont appris l'accident, ils ont branché leur terminal sur la tranche 1 de Nogent. Depuis, ils observent en temps réel l'évolution de la situation, comme s'ils se trouvaient eux-mêmes dans la salle de commande.
L'équipe vient d'apprendre que des volontaires allaient effectuer un prélèvement d'eau contaminée sous la tuyauterie accidentée.
- « Ce n'est pas possible, s'insurge Michel, on ne peut pas envoyer des gens bosser dans cet enfer ! La jonction du PTR ... puis le prélèvement ... Non, il faut trouver une autre solution, une vraie, qui stoppe les rejets. »
Hervé ne cache pas non plus son inquiétude. Il cherche désespérément à rétablir un « mode de fonctionnement post-accidentel normal ». Il voudrait recycler et refroidir l'eau injectée dans le cœur, au lieu de la rejeter, bouillante et débordante de radioactivité, à l'air libre.
- « Bon sang, comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? »
Hervé bondit sur Pierre et secoue l'ISR.
- « Il suffit d'ouvrir une brèche dans le circuit primaire. Comme ça, l'eau qu'on injecte s'écoulera dans le bâtiment-réacteur, jusqu'aux puisards. Et quand il y en aura assez, on pourra la refroidir et la recycler selon la procédure normale. »
Raymond serre amicalement le bras de son jeune équipier. Pierre accuse le coup : en principe, il aurait dû l'avoir lui-même, cette idée ! Détournant les yeux, il se penche sur le téléphone, et transmet l'idée du chef de bloc à ses interlocuteurs.
Un dialogue rapide s'instaure entre les spécialistes : où pratiquer la brèche ?
« Evidemment sur une ou, mieux, sur plusieurs branches du circuit primaire, suggèrent ensemble Pierre et l'ingénieur d'EDF.
- A commencer par celle du GV 4, renchérit l'homme du CEA. Mais comment ouvrir des brèches dans ces pièces d'acier épaisses de plusieurs centimètres, sans risque pour ceux qui effectueront le travail ? »
Réfléchissant en parlant, il propose immédiatement la réponse :
- « Découper les canalisations au chalumeau, c'est hors de question. Trop dangereux ! En plus, il faudrait quasiment découvrir le cœur pour opérer. Je ne vois qu'un moyen : recourir aux explosifs.
- Mais nous n'avons pas d'explosifs, ni d'artificiers sur le site, rétorque Pierre, interloqué.
- D'ailleurs, il est interdit d'en introduire ... en temps normal », ajoute précipitamment l'ingénieur de Paris.
Le spécialiste du CEA attendait cette objection. II trouve presque plaisant de prouver à ces agents EDF que le CEA peut être indispensable dans un moment aussi critique.
- « Ne vous inquiétez pas, je contacte notre branche militaire. Elle a tout ce qu'il nous faut, hommes et matériel. Préparez de votre côté un plan d'intervention dans le bâtiment-réacteur. »
Pour ne pas alarmer les rondiers, Pierre informe à voix basse Raymond et Hervé de la procédure. Le chef de quart est plutôt sceptique:
- « Ils n'arriveront jamais à temps. Les hélicos ne sortent pas la nuit. Et puis, franchement, cette histoire de faire sauter l'installation ... Non, ça ne me plaît pas. »
Hervé est également mécontent : cette solution n'empêchera pas la liaison avec le réservoir PTR, et des ouvriers seront irradiés de toute façon.
Pierre Duguey ne peut prendre en considération les états d'âme de l'équipe. Le temps presse, il commence, en liaison avec le bloc de sécurité, à envisager l'intervention .
- « Une brèche ... une brèche ... »
On doit absolument percer ce satané circuit primaire. Hervé réfléchit à toute allure. A son insu, il adopte le point de vue d'un saboteur, un super-saboteur qui connaîtrait l'installation sur le bout des doigts. Le circuit primaire ? Finalement, on en fait vite le tour : une cuve, un pressuriseur, quatre GV, huit tubulures, quatre pompes... Les pompes qu'il a arrêtées tout à l'heure, car elles ne servaient plus à rien, et vibraient à tout casser ... parce qu'elles tournaient à vide.
Hervé sent qu'il brûle. « A tout casser ...
- « Ça y est, hurle-t-il triomphalement. On va remettre les pompes en marche, on coupera l'injection d'eau, le palier ne sera plus refroidi. En quelques minutes ...
- .. .les joints, les paliers et les barrières thermiques, enchaîne Pierre, admiratif malgré lui, vont fondre et se disloquer. L'axe de la pompe ne sera plus tenu, et normalement, le corps de pompe ...
- ... sera pulvérisé par le choc », achève Hervé.
Dans leurs bureaux d'EDF et du CEA, au bloc de sécurité, les ingénieurs trouvent l'idée ingénieuse. Certes, elle émane d'un opérateur. Aucun des spécialistes n'a pris sa part dans cette solution. Pourtant, une fois en lice, ils sont censés penser à la place de l'équipe de quart. Car celle-ci manque, affirment les analyses officielles, du recul indispensable en situation de crise. Mais l'heure n'est pas à l'autocritique.
La vision grandiose de ces quatre énormes pompes hautes de douze mètres, avec leur moteur de neuf mille chevaux, volant en éclat, déclenche l'enthousiasme. En une autre circonstance, l'horreur aurait prévalu : un tel « accident» sur les pompes achève de transformer le réacteur en un monstrueux déchet radioactif.

Le temps presse. Michel lance les quatre pompes à la fois. En vingt secondes, elles atteignent un régime de survitesse. Le capteur de vibration confirme : le maximum est atteint. Dans la salle de commande, la tension est indescriptible. Les hommes ont le regard fixé sur les valeurs des ampèremètres, qui mesurent le courant dans les moteurs des pompes. Ils guettent la brutale surintensité signalant que le rotor s'est bloqué. La température des paliers augmente, augmente ... dépasse la pleine échelle des instruments. Les chiffres de l'ampèremètre de la pomme n° 2 oscillent soudain.
- « Ça doit cogner dur », murmure Pierre en souriant pour la première fois de la soirée.
Brusquement, les chiffres bondissent.
- « Coupe! Coupe! Ça sature! »
Michel n'a pu s'empêcher de hurler. Hervé a déjà coupé le courant pour éviter une dégradation des circuits électriques. Ils doivent servir encore trois fois. La pompe n°2 vient de céder. Les autres subissent le même sort à quelques secondes d'intervalle. Dans leur casemate de protection à l'intérieur du bâtiment-réacteur, les pompes n'ont certainement pas belle allure.
- « On n'admirera pas le spectacle avant de longs mois, songe Pierre. Tant qu'on n'aura pas évacué toute la radioactivité qui va maintenant se déverser dans l'enceinte. »
A l'heure qu'il est, en principe, le désastre est enrayé. Raymond pousse le débit du circuit d'injection de sécurité au maximum pour amener de l'eau dans le bâtiment-réacteur.
- « C'est pas mal. La température augmente dans le bâtiment-réacteur. Tu as bien réussi tes brèches, mon gars. »
Rien d'autre. Pas de commentaire. Ils sont tous devenus muets, même Pierre qui n'a plus besoin de parler au téléphone, puisque le panneau de sûreté transmet à Paris le résultat de l'opération.
Il reste un peu plus de mille mètres cubes d'eau boriquée dans le PTR. Assez désormais pour remplir les puisards du bâtiment-réacteur et restaurer enfin des conditions correctes pour que la procédure de sauvegarde normale soit mise en œuvre. Hervé déclenche l'aspersion d'enceinte. L'insupportable tension nerveuse est tombée. Raymond se frotte les mains :
- « Messieurs, maintenant qu'on vient pour de bon d'inventer la lune, vous êtes priés de replonger le nez dans vos fiches de consignes ordinaires. Les procédures préétablies redeviennent utiles. Il était temps ! »

 

mardi 26 - 02 h 29 - Voie de chemin de fer SNCF

Le train de nuit Paris-Bâle via Mulhouse ralentit légèrement avant d'aborder la succession des courbes à travers Nogent-sur-Seine. Dans moins de trois minutes, il passera sous le seul panache de la tour de refroidissement de la tranche 2.

 

mardi 26 - 02 h 30 - Sous la déchirure de la tuyauterie-vapeur

Une camionnette vient de s'arrêter à vingt mètres de l'enceinte du réservoir PTR, juste à côté du bâtiment des diésels de secours. L'un d'eux tourne dans un bruit assourdissant. Il a été branché immédiatement après l'accident, pour parer à toute éventualité de panne d'électricité. Actuellement, il tourne à vide puisque la centrale est toujours correctement raccordée au réseau.
Une silhouette sort de la voiture. L'homme se meut lentement, visiblement gêné dans ses mouvements par sa tenue de protection. Il porte la tenue « shaddock » maximum ! Un autre extra-terrestre pareillement accoutré reste assis au volant. Ce sont les deux volontaires recrutés par le PC-environnement pour prélever un échantillon d'eau sous la fuite de la tuyauterie-vapeur .
Lorsque le responsable a lancé son appel, il y a un quart d'heure, cinq hommes se sont avancés. Un murmure a couru dans le groupe des employés. Le chef a demandé leur âge aux volontaires. Il a choisi les deux plus âgés : Denis, quarante-huit ans, pour conduire la camionnette. Lucien, cinquante-deux ans, pour effectuer le prélèvement. Tous deux sont des mécaniciens d'entretien, habitués à intervenir en zone nucléaire, donc formés à la radioprotection.
Lucien sait qu'il doit travailler vite. Il lève cependant les yeux : avec l'obscurité, il ne distingue pas grand-chose. Si, peut-être ... Oui, c'est bien un jet de vapeur qui sort de cette déchirure dans la tôle, là, trente mètres plus haut.
Lucien frissonne. Pourtant, il crève de chaleur sous son shaddock. Il se dirige lentement vers la base de l'enceinte du PTR, surveillant l'aiguille de son détecteur. Elle est complètement bloquée à droite.
- « Nom de dieu, c'est dément ! Oh! putain, je patauge dans une de ces flottes ! »
Il jure comme un charretier, terrifié par les indications de son compteur. Sans perdre une seconde, il s'accroupit, écope une des larges flaques, referme son bocal et fait demi-tour.
- « Denis, on décampe, grouille-toi. »
Lucien parle tout seul, la camionnette est encore trop loin pour que son collègue l'entende. Mais Lucien court comme s'il avait le feu aux trousses. Il respire trop. Le plexiglas de son masque se couvre de buée.
Denis ouvre la portière pour Lucien. La voiture démarre en trombe.  Le prélèvement pour analyse arrive enfin dans le « le labo chaud» du bâtiment des auxiliaires nucléaires, où ils avaient ordre de les déposer !

 

mardi 26 - 02 h 35 – Troyes

Claire WANDEROILD, la directrice de cabinet du préfet est pétrifiée. Le directeur de la centrale nucléaire expédie rapidement l'information au téléphone.
- « Nous avons droit à un accident à caractère radiologique extérieur au site ! »
Claire WANDEROILD déglutit péniblement. Ainsi, l'alerte se confirme?
- « Oui, allez-y.
- Bon. Il va falloir déclencher le plan particulier d'intervention. En ce qui nous concerne, nous en sommes au plan d'urgence interne niveau maximum. Nos relevés météo donnent les indications suivantes : vent de secteur est-nord-est, soufflant à deux mètres par seconde ; une température nocturne un peu basse, d'où une brume moyenne dans la vallée de la Seine.
- Vous avez lâché beaucoup de radioactivité ?
- Pas mal, je crois. Je sais, ce n'est pas une réponse, s'empresse d'ajouter Hervé Maillart, prévenant l'indignation de son interlocutrice. Nous avons un grave problème de mesure, qui nous a jusqu'à présent empêchés d'évaluer l'importance des rejets. Je peux simplement vous dire que les capteurs atmosphériques placés sur le site sont saturés.
- Mais c'est dingue ! Je croyais qu'en cas d'accident dans une centrale nucléaire on avait le temps de prévoir le danger.
- Je suis désolé, nous avons été pris de court nous aussi.
Ecoutez, coupe Maillart, qui n'a pas la moindre envie de s'étendre sur ce problème, pouvez-vous demander aux pompiers d'expédier au plus vite les voiture NBC dont ils disposent?
- NBC.. ? Claire WANDEROILD est perdue.
- Nucléaire-bactériologique-chimique. (On est pas sorti de l’auberge ! pense Maillart.) Des véhicules qui vont procéder aux premières mesures de contrôle de l'environnement. Vous avez bien un CODIS à Troyes, non ? , (CODIS : un Centre opérationnel des incendies et des secours. En alerte 24 heures sur 24.)
- Oui, oui. .. » La directrice de cabinet est totalement anéantie. « Oui, il y a des hommes en permanence, même la nuit.
- OK. Le CODIS va demander à Paris d'envoyer des cellules mobiles d'intervention radiologique.
- Des CMIR, oui. ..
- Je vous rappelle dès que j'ai du nouveau. »
Claire WANDEROILD se tourne, livide, vers le directeur départemental du SIDPC, le Service interministériel de défense et protection civile. Celui-ci a évidemment compris l'ampleur de la catastrophe.
- « Il a parlé des CMIR. Des pompiers, n'est-ce pas ? Je ... je m'excuse, quel est leur rôle exactement ?
- Ce sont des équipes spécialement entraînées à mesurer la radioactivité ambiante en cas de pépin.
- « Allo ? Alors, vous avez pu prévenir Monsieur le préfet ?
- Non monsieur.
- « Mais en fait, ce n'est pas moi qui suis d'astreinte ce soir ! C'est la sous-préfete de Bar-sur-Aube. »
Claire WANDEROILD retourne dans son bureau. Elle a dans la main la liste des administratifs convoqués et qui ne sont pas encore tous opérationnels :

Le SIDPC de l’Aube, Service interministériel de défense et protection civile.
Le SIDPC travaille avec Météo-France, s’intéresse au sens et la force du vent. Il alerte via l’automate GALA les services et les maires, ainsi que la population avec le SAPPRE (système d'alerte des populations en phase réflexe). Des conventions ont été passées avec les médias locaux afin que ceux-ci diffusent des messages de l'autorité publique à destination de la population. La région de Nogent-sur-Seine est assez mal desservie par les radios locales et les deux médias ayant un rayon de couverture sur une grande partie de la zone sont : France Bleu Auxerre (100.5 ou 101.3 MHz) et Champagne FM (91.7 ou 97.5 MHz). Les messages diffusés dans le cadre de cette convention sont des messages institutionnels qui ne doivent être assortis d'aucun commentaire par la station émettrice. Le SIDPC élabore également les messages de consignes à la population. Il annonce les opérations de secours et le déclenchement du PPI. Il s'assure de l'interruption du trafic ferroviaire. Il active le COD, le Centre Opérationnel Départemental. Il assure une liaison constante avec le PCO, le Poste de Commandement Opérationnel. Il sollicite des renforts demandés par le COS, le commandant des opérations de secours ou la DOS, direction des opérations de secours, la MARN, la Mission d'appui au risque nucléaire. Il anticipe la phase post-accidentelle (gel des territoires et interdictions de consommation et récoltes), ainsi que l'accueil des populations évacuées.

Le SIDPC de Seine-et-Marne fait installer le PCO, le Poste de Commandement Opérationnel en sous-préfecture et anticipe une évacuation de la population du Nogentais.

L’ASN, l’Autorité de Sûreté Nucléaire, envoie un représentant au COD, demeure en liaison avec le PC de l'ASN et de l'IRSN. Il conseille la préfecture et participe aux audioconférences.

Le SDIS,  le Service départemental d'incendie et de secours, mobilise ses moyens au CRM, le Centre de regroupement des moyens qu'il aura défini.

La Gendarmerie met en place le périmètre de sécurité. Elle envoie ses représentants au PCO et COD.

Le Service Communication rejoint le COD. Il active les conventions avec les médias. Il prépare en liaison avec le CNPE le premier communiqué de presse. Il envoie un agent au PCO.

Le SAMU avise les SAMU limitrophes et le SMUR de ROMILLY. Il envoie des représentants au PCO. Il achemine le stock de comprimés d'iode au PCO. Il anticipe avec l'ARS une évacuation des établissements de santé.

Le DDCSPP, la Direction Départementale de la Cohésion Sociale et de la Protection des Populations envoie des représentants au COD anticipe une éventuelle évacuation et l'hébergement des évacués.

L’ARS, l’Agence Régionale de Santé envoie un représentant au COD. Elle anticipe une éventuelle évacuation et un hébergement des évacués. Elle anticipe la gestion de la contamination de l'eau en liaison avec l'ASN et l'ARS Ile- de-France. Elle anticipe l'évacuation des établissements de santé en liaison avec le SAMU (capacités d'accueil). Elle anticipe les impacts sur l'environnement et les conséquences sur denrées alimentaires et les réseaux de distribution d'eau (dérivations et mesures de radioactivité).

La DDT, Direction Départementale des Territoires envoie des représentants au COD. Elle fait converger pour une évacuation éventuelle et sur décision de la DOS, des autocars vers le PCO en leur évitant la traversée des zones contaminées.

La DMD, Délégation Militaire Départementale convoque ses effectifs. Elle rend compte à l'EMIAZD, l’ Etat-Major InterArmées de Zone de Défense. Elle envoie un représentant au COD. Elle active le CODMD. Elle étudie et transmet les demandes de soutien militaire formulées par la DOS.

La DRAT, Direction des Routes et de l'Action Territoriale, s'assure du sens du vent et de rejets éventuels. Elle envoie un représentant au PCO. En l'absence de rejets, elle met en place les panneaux nécessaires au périmètre de sécurité en liaison avec la gendarmerie.

L’inspection Académique assure la liaison avec les chefs d'établissements et anticipe les problématiques spécifiques (repas des enfants, information des parents...)

Le SNS, Service de Navigation de la Seine, interrompt le trafic fluvial à destination du rayon défini par le PPI. Il recense les embarcations présentes dans la zone et en avise le PCO.

La SNCF (COGC Paris-Est) détourne le trafic de la ligne Paris-Bâle. Elle anticipe une éventuelle sollicitation pour procéder à une évacuation massive de la population à partir de la gare de Nogent-sur-Seine. Elle anticipe une éventuelle demande d'acheminement du train, par l'IRSN.

Quand tout cela sera mis en place, on se sentira moins seul à la préfecture. Pour l’heure, on attend le commandant de la gendarmerie qui a prévenu par radio qu'il était en route.
- « Eh bien, personne ne va retourner au lit de sitôt », songe Claire WANDEROILD avec une amère satisfaction. Car le déclenchement d'un plan particulier d'intervention suppose la mise en branle de forces dont elle commence à mesurer l’importance.

 

mardi 26 - 02 h 40 - Centrale nucléaire

- « Oh merde, Sylvie! »
Hervé Ruel a bondi de sa chaise, devant l'immense table qui trône au centre de la salle de commande.
- « Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a, ta femme ? s'enquiert Raymond, rasséréné depuis cinq minutes comme le reste de l'équipe.
- Elle dînait chez des copains, elle devait rentrer à Saint-Brice. Tu te rends compte des saloperies qu'elle a du traverser ?
- Ben appelle, grouille-toi ! Qu'est-ce que tu attends ? » Pas plus que ses collègues, Hervé n'a vu l'heure s'écouler.
Maintenant, l'angoisse de la catastrophe technique est passée. Les hommes surveillent simplement les opérations.
Hervé décroche complètement. Il se rue sur le combiné, et veut obtenir une ligne extérieure.
Occupée. Toujours occupée. Hervé est au bord des larmes.
- « Tu sais, suggère Raymond, ils ont probablement déconnecté les lignes de sortie directe.
- Appelle la direction, explique ton problème », dit Michel.
Hervé arrache presque le téléphone intérieur des mains de Pierre.
- « Hervé Ruel, chef de bloc. Je veux parler au responsable des communications ... Je vous en prie, c'est urgent ... Merci ... Monsieur Guillet ?  Je dois à tout prix joindre ma femme… Vous voyez où est Traînel. Vous avez vu la direction des vents ? Elle a du passer en plein dedans.

- Monsieur Ruel, vous connaissez le règlement de crise : les informations à la population ne sont pas de notre ressort. Nous n'avons aucune donnée sur les quantités et la composition des rejets. Nous devons à tout prix éviter la naissance de rumeurs alarmistes. Elles deviennent vite impossibles à enrayer.
- Mais elle est enceinte ! S'il vous plaît !
- Écoutez, de toute façon, on ne risque pas grand-chose en traversant en une minute un nuage radioactif à l'intérieur de sa voiture. Il vaut mieux courir ce risque limité que de déclencher une panique générale dont les conséquences pourraient être terribles. Vous en conviendrez certainement.
- Je n'admets rien du tout. Je dois prévenir ma femme, crie Hervé, désespéré.
- C'est hors de question. D'autant que le dispositif des pouvoirs publics n'est pas encore en place.
- Je ... Je vous casse la gueule si Sylvie a chopé un brin de contamination. »
Fou d'inquiétude, Hervé raccroche.
- « Il n'a pas complètement tort, le père Guillet, tu sais. » Robert essaie de raisonner Hervé. Le vieux rondier aime bien le jeune chef de bloc. La sortie de l'opérateur envers un chef réputé intransigeant et très sec l'a fait frémir. Il comprend cependant sa colère.
- « Qu'il ait tort ou raison, je m'en balance. Et on va s'expliquer en face ! Toi, gamin, passe-moi ton bleu. » Ahuri, le rondier stagiaire enlève sa cotte de travail. Les deux hommes sont de la même taille. Fébrilement, Hervé enfile la combinaison par-dessus son jean et son chandail, coince le bas des deux pantalons dans ses chaussettes, attrape un gilet qui traîne sur une chaise, saisit au passage les gants tachés de cambouis d'un rondier, et fonce dans le couloir où il prend un masque dans l'armoire. En une minute, il a fixé la protection respiratoire et entortillé la veste sur sa tête.
Les autres restent stupides. Sauf Raymond : il tente quelques phrases d'apaisement, puis renonce en voyant la détermination de son collègue, Pierre assiste à la scène sans intervenir, incapable de critiquer cet homme qui, finalement, a sauvé le réacteur. Après tout, Hervé Ruel connaît parfaitement les risques auxquels il s'expose en sortant sans protection.
Hervé est déjà dans la tour d'accès, dont il dévale les quinze mètres de marches qui le séparent du rez-de-chaussée.

En débouchant dehors, il observe un quart de seconde l'immense hall du turbo-alternateur à sa gauche, et sur sa droite l'ensemble de la tranche 2. Il se trouve au milieu de l'une des zones les plus contaminées du site. La sortie de la tour d'accès est à moins de soixante mètres de la brèche, sous le vent. Le torrent de radioactivité a jailli là-bas.
Il doit rallier le bâtiment d'accueil de l'autre côté, à gauche de la tranche 1. Le chemin le plus court passe donc entièrement dans le nuage radioactif. Pour n'être pas trop irradié, il doit contourner ce nuage en prenant derrière l'îlot nucléaire.
Hervé tourne à droite. Il remonte au vent le long du bâtiment des auxiliaires nucléaires, court jusqu'à la desserte ferrée des bâtiments-combustibles, et bifurque encore une fois à droite, vers le chemin qui mène à la sortie arrière de la zone contrôlée. Il s'arrête un instant après avoir doublé le bâtiment-réacteur, pour constater les dégâts visibles à l'extérieur, du côté de la sortie du GV 4.
Malgré la brume, l'éclairage du site permet de distinguer assez nettement, à une centaine de mètres, une déchirure de la tôle ondulée. Cette mince paroi de protection dessine curieusement, à mi-hauteur de la construction, un socle, ou plutôt une collerette massive. La canalisation suit un tracé coudé. Hervé est trop loin pour apercevoir autre chose qu'un bout de tuyau qui dépasse à peine et continue à cracher d'inquiétantes bouffées de vapeurs radioactives.
Hervé reste immobile une dizaine de secondes. Malgré sa gravité, la scène n'a rien à voir avec le spectacle dantesque offert par la centrale éventrée et fumante de Tchernobyl ou de Fukushima.
- « Le satellite ne distinguerait aucun indice anormal, songe Hervé. Pourtant, ce foutu tuyau a peut-être vomi autant de radioactivité que le réacteur ukrainien en 1986. Il va falloir l'obturer dare-dare. »
Il reprend sa course, et se heurte à la grille d'entrée en zone contrôlée, destinée à empêcher l'accès au personnel sans autorisation. Evidemment, il sort, mais il n'est pas dispensé de franchir le tambour à ouverture commandée par une carte magnétique.
Contournant le bâtiment de direction et de maintenance plongé dans l'obscurité, il termine par une longue allée, après avoir longé un parking vide. Gêné par son masque, éreinté par une cavalcade de six cent mètres, Hervé s'effondre presque devant le bâtiment d'accueil.
- « Eh, les gars, regardez ce cinglé ! D'où il sort, à votre avis ? »
Les ouvriers d'astreinte encore inoccupés ont vu Hervé approcher, puis tituber devant la porte.
- « Ne le laissez pas entrer. Surtout qu'il ne pose pas les pieds ici. Il est complètement dingue, il va tout contaminer, on n'a pas besoin de ça en plus. »
Qui a crié ? Personne ne s'en soucie. Les hommes se précipitent vers la porte vitrée et font signe à Hervé de se diriger vers l'infirmerie. Alors Hervé tire son masque vers le bas et frappe à coups redoublés sur la vitre en hurlant :
- « Appelez M. Guillet au BDS. Je dois le voir de toute urgence.
- C'est Ruel, s'exclame un agent d'exploitation, sidéré.
- Qu'est-ce qu'il fout là ? Il est de quart cette nuit.
- Ouais, de quart sur la tranche 1. Quand même, il n'est pas sorti pour rien, c'est sûrement grave, renchérit un technicien.
- D'accord, on appelle Guillet tout de suite, promet un responsable du PC des mouvements, immédiatement accouru. On l'appelle, mais bon dieu, allez à l'infirmerie. Allez-y, nom d'un chien! »
Bouillant d'impatience, mais résigné, Hervé rajuste son masque et court vers le bâtiment médical.

Dans la salle de décontamination, le personnel a d'autres chats à fouetter : un blessé grave est arrivé il y a un quart d'heure, pissant le sang, contaminé jusqu'aux yeux. Sans compter les types qui défilent sous la douche, obligés de se frotter tout seuls car personne n'est disponible pour les aider. De plus, l'air de l'infirmerie est douteux, car la pièce n'est pas dotée de filtres spéciaux.
Hervé arrache ses habits à toute vitesse, et fourre le tout dans une des poubelles destinées à recevoir les vêtements devenus déchets radioactifs. En slip, il fonce vers le téléphone mural qu'il s'apprête à décrocher lorsque l'infirmière se jette sur lui.
- « Tu es complètement marteau. Prends d'abord une douche, lave-toi les cheveux, tu verras ça après. Si tu touches à ce téléphone, plus personne ne pourra s'en servir ensuite.
Deux aides-infirmiers en combinaison de plastique blanche attrapent Hervé et le traînent dans une des trois cabines de douche. Mieux vaut coller cet excité tout entier sous la flotte, il n'aurait évidemment pas la patience de se soumettre au détecteur qui délimite précisément la partie de peau contaminée.
Complètement sonné par la puissance des jets d'eau chaude, aveuglé, Hervé n'oppose plus de résistance. Il ferme les yeux. Il sait que ses cheveux, malgré la protection de son turban de fortune, sont recouverts de particules radioactives. Hervé frotte, frotte. Et puis il sort, rouge écarlate, au moment où Monique, l'infirmière, lui annonce d'un air triomphant qu'il a M. Guillet en ligne.
- « Ruel, dites-vous bien que je cède uniquement parce qu'on m'a informé de vos prouesses techniques. Et aussi pour que vous arrêtiez vos conneries. Alors, vous allez être assez intelligent pour n'alarmer personne. Qu'est-ce que vous comptez raconter à votre femme ?
- Que la région est contaminée ...
- Merde, vous êtes vraiment timbré ! Dites-lui qu'on a eu un petit pépin à la station de traitement des effluents, et qu'il se peut qu'un chouïa de radioactivité se soit échappée. Dites-lui de ne pas le crier sur tous les toits. C'est une femme d'agent EDF, non ? Elle est capable de comprendre ce que ça implique. D'accord ?
- D'accord.
- Je vous préviens que si quelque chose filtre, vous serez personnellement tenu pour responsable. D'ailleurs, je vous fais remarquer une chose : vous avez abandonné votre poste, c'est extrêmement grave. Bon, je vous passe une ligne extérieure. »
Entortillé dans une serviette éponge, Hervé tremble en composant le numéro.
« Allô, c'est toi, Charles ? C'est Hervé. Sylvie est encore là ?
- Tu rêves? Il est 2 h 45 du mat ! Il y a longtemps qu’elle est partie !
- Dis donc, c'était quoi l'alerte tout à l’heure ?
- Rien, elle t'expliquera. »
Accablé, Hervé répond à peine à Monique.
- « Laisse tomber, Hervé, c'est trop tard. Elle est rentrée chez vous, maintenant. Allez viens, on va te relaver les cheveux correctement. »
L'épaisse tignasse brune d'Hervé reste rétive aux trois shampooings. Ses cheveux répondent toujours aux sollicitations du détecteur. L'opérateur ne peut échapper aux ciseaux malhabiles d'un coiffeur de fortune.
Hervé est indifférent à son sort. Car sa femme et son futur bébé viennent de traverser le brouillard radioactif.

 

mardi 26 - 02 h 45 mn - Levallois-Perret, Centre opérationnel de la direction de la Sécurité civile (CODISC)

Non loin de la Seine et du pont de Levallois, à l'ouest de Paris, le CODISC, le Centre opérationnel de la direction de la sécurité civile veille. Il veille vingt-quatre heures sur vingt-quatre, toute l'année, sur toute la France. Tel est son rôle.
D'immenses cartes des régions attendent une catastrophe pour se mettre à clignoter. Cette nuit, les bureaux du CODISC sont calmes. L'effectif nocturne est minimum. Les appelés tiennent leur garde, à demi endormis. Les cartes sont muettes. En dehors des mois chauds, elles ne sont guère sollicitées. Ces mois d'été où le CODISC bruit presque autant que les forêts du Midi en flammes, et où il s'emploie à coordonner les secours.
Aussi, lorsque le téléphone sonne sur le bureau de l'officier de garde, celui-ci est presque surpris.
- «  Capitaine Meyer, CODISC, j'écoute.
- Ici la caserne des pompiers de l'Aube. Il faut envoyer des CMIR de toute urgence autour de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine. (les CMIR sont les Cellules mobiles d'intervention radiologique, les pompiers du nucléaire). Le PPI vient d'être déclenché. « 
- Motif ?
- Un accident sur un générateur de vapeur.
- Direction des vents ?
- Est-nord-est. Du brouillard. La contamination est probablement en train de descendre la vallée de la Seine.
- L'exploitant a fourni des indications précises sur la quantité des rejets ?
- Non, absolument rien. Il semble que ce soit énorme.
- Êtes-vous équipé de véhicules NBC ? (NBC : Nucléaire-bactériologique-chimique)
- Oui, nous sommes en train de les activer, le premier part dans un quart d'heure.
- Bien. Le quartier général est déjà installé en préfecture ?
- Ils sont en train de le faire.
- Merci. J'attends votre confirmation écrite. »
De son bureau vitré, il jauge ses effectifs, appelle d'un signe un jeune gradé qui vient de lever les yeux, lui confie la tâche de prévenir le haut fonctionnaire du ministère de l'Intérieur d'astreinte cette nuit, ordonne à la cantonade de filer dans la salle des plans ORSEC pour rapporter celui de l'Aube. Puis il appelle la brigade des sapeurs-pompiers de Paris, où sont basées les deux cellules mobiles d'intervention radiologique du laboratoire de la préfecture de Police. Il faudra une heure avant qu'elles puissent décoller ... Non, démarrer, réalise le capitaine Meyer. La nuit, il ne peut être question d'hélicoptère. Alors il appelle aussi Créteil, plus proche de Nogent. A Créteil, l'Unité d'instruction de la Sécurité civile entretient également une CMIR. Si nécessaire…
- « Et vu ce que Troyes vient de raconter, ça risque de l'être », songe l'officier.
- Il faudra battre le rappel des CMIR d'Orléans, de Tours et de Blois.
« Plus tard ... En fonction de ce que les premiers pompiers vont mesurer. »
L'officier ne peut réprimer un frisson : Nogent-sur-Seine ... sur Seine ... Paris.

 

mardi 26 - 3 h - Préfecture de Troyes

La directrice de cabinet Claire WANDEROILD est plongée dans la lecture des fiches réflexes :
Ce sont des aides précieuses à la décision, rédigées à l'attention de tous les services intervenant dans le cadre de la gestion d'un accident nucléaire.
Conformément à la doctrine ORSEC elles ne contiennent que des indications sur les objectifs à atteindre par chaque service, les moyens à mettre en œuvre, et les dispositions à
prendre pour atteindre ces objectifs. Elles suivent la cinétique d'un accident nucléaire et collent aux différentes phases pouvant être observées dans l'évolution d'un accident et ses conséquences.
Dans le dossier, quelqu’un à glisser une photocopie d’un article de l’est-éclair , qui raconte un exercice de PPI datant du 30 janvier 2002, avec le Préfet Stéphane BOUILLON.

- « Ce n'est pas le tout, soupire Claire WANDEROILD en levant le nez de ses papiers, je crois qu'on ne coupe pas à l'appel des maires. »
La sous-préfete de Bar-sur-Aube, elle, est en communication avec les pompiers de Troyes. Ils sont bien embarrassés pour choisir le lieu d'installation du PC opérationnel. Ce poste de commandement est autrement plus important que le PC fixe. Il doit se trouver au plus près du lieu de l'accident et regrouper les responsables départementaux des opérations de secours aux populations, ainsi que les grands chefs parisiens des services spécialisés, dès qu'ils seront à pied d'œuvre.
- « Je peux difficilement choisir un endroit pour le PC opérationnel, dit le commandant des pompiers, tant que les voitures NBC n'ont pas effectué leurs relevés atmosphériques. On pourrait le placer à l’espace Michel BAROIN, mais si cette partie de la ville est contaminée, cela devient impossible.
- Et une caravane mobile ?
- Oui. Je vais voir ça avec le CODISC, on doit pouvoir s'arranger avec l'armée. Mais je pense, vu la direction du vent qui souffle vers l'ouest, que tout Nogent n'a pas été touché. Deux équipes de mesure partent à l'instant, elles vont baliser les zones contaminées dans la ville, en commençant par aller voir autour de la caserne. Dans trois quarts d'heure nous serons fixés. »
- Le téléphone sonne.
- « Qu'est-ce que c'est encore ?
- C'est le standard. J'ai un journaliste en ligne, que dois-je lui répondre ? »
N'importe quoi, mais pas la presse ! Pas déjà !  Quelles sont les consignes ? Ah oui, la transparence… La transparence de l'information, la dernière circulaire y fait allusion, ainsi que le Plan. D'après les documents, une salle réservée aux journalistes est même prévue dans le PC fixe.
- « Si ça se trouve, Paris n'a pas encore adopté de stratégie concernant l'information sur cet accident. Si je réponds à ce type, je risque de faire une gaffe.
« Qu'est-ce qu'il sait déja au juste ?
- Il dit qu'il connaît bien Nogent, et qu'il pense qu’il y a trop d'agitation autour de la centrale nucléaire. Et en plus la centrale ne répond pas au téléphone ! Je lui ai dit qu'à cette heure de la nuit c'était plutôt normal.
- Vous n'en avez pas dit davantage ?
- Non.
- Dites-lui que vous êtes seul de permanence ce soir. Envoyez-le paître ! »
« Bof, un journaliste de l’est-éclair, ce n'est pas bien important ! »

 

mardi 26 - 3 h 15 - Nogent-sur-Seine, centre-ville

Erreur. A Nogent-sur-Seine, Christophe Levert est le journaliste incontournable. Il déteste être éconduit. Il ne se décourage pas. Il appelle les pompiers de Troyes.
Il roulait tranquillement sur la route de Paris lorsqu'une voiture surmontée d'un gyrophare a surgi devant lui, l'obligeant à une embardée dangereuse. Elle fonçait au milieu de la chaussée, pleins phares, à une vitesse folle. Le passager du journaliste a eu le temps de remarquer la couleur sombre du véhicule. Ce n'était donc pas une ambulance. Pourquoi rouler si vite, se sont demandé les deux hommes ?
Christophe Levert est surpris par la forêt de phares jaunes…Tant d'animation à cette heure ? De plus en plus intrigué par cette arrivée ininterrompue de personnel en pleine nuit, il est resté dans sa voiture, laissant le moteur pour ne point ralentir le chauffage. S'approchant à pied de la guérite des gardiens, il a frappé au carreau. Une voix précipitée a répondu dans l'interphone de déguerpir au plus vite. Fouillant dans son manteau, Christophe a trouvé son portefeuille, exhibé une carte de presse qu'il conserve toujours sur lui par principe, et exigé qu'on lui explique la raison de cette agitation. Derrière la porte vitrée, les gardiens ont discuté, et réitéré l'ordre par l'interphone.
Vaguement inquiet, Christophe s'est éloigné, la tête levée vers le sommet des tours de refroidissement. Une seule vomissait encore sa vapeur.
Il est rentré chez lui. Dans son répertoire, le numéro de téléphone de la centrale figure toujours en bonne place. David a composé le numéro – occupé - puis celui de la préfecture de Troyes. Chou blanc !
Christophe Levert ne manque jamais une réunion municipale ayant trait à l'exploitation de la centrale nucléaire. Il ne néglige aucune des visites organisées par EDF à l'intention des populations. Il n'a pas oublié l'avalanche de questions posées par les anti-nucléaires lors de la dernière réunion publique de la CLI de Nogent, à l’Agora Michel Baroin.
Si le plan particulier d'intervention est déclenché, les pompiers sont automatiquement au courant. Christophe le sait. « A priori, murmure t-il en laissant sonner, un pompier, c'est moins con qu'un bureaucrate. »
Blême, il repose le combiné. Si ce que vient de lui raconter le commandant est exact, il est déjà contaminé, et la ville de Nogent ne doit pas valoir beaucoup mieux.

 

mardi 26 - 3 h 30 - Centrale nucléaire, PC direction

Six hommes reliés au monde par un arsenal de téléphones, internet, radios, écrans... Six hommes enfermés dans un blockhaus conçu pour résister aux agressions, hermétiquement clos, en surpression par rapport à l'atmosphère extérieure, où l'air est cent fois filtré avant de parvenir dans leurs poumons. Les six hommes ignorent combien de temps ils vont devoir commander sans les voir les cent autres qui travaillent sur le site contaminé du centre de production nucléaire.
Le bloc de sécurité n'est plus seulement un abri antiatomique ultra sophistiqué, mais le poste de commandement avancé de l'organisation paramilitaire qui se met lentement en place autour de la centrale, par circonvolutions successives. Le diamètre du plus large cercle est aussi long que la distance de Troyes à Paris. Soit 130 kilomètres.
Au PCO, on commence à y voir clair, alors que le sommet parisien de l'édifice de crise reste encore provisoire. Car Eric Besson, ministre de l'Industrie, de l’Énergie et de l’Économie numérique, autorité de tutelle d'EDF, est pour l'instant le seul membre du gouvernement à s'être manifesté. Eric Besson a très vite été contacté en personne par un homme d'EDF.
Hervé Maillart ne se sent guère à l'aise en prenant en ligne le ministre. A vrai dire, il est même plutôt content d'être reclus dans son BDS.
- « Hélas non, monsieur le ministre. Je ne puis rien affirmer de bien précis quant à l'importance des rejets. Je suis incapable de vous dire autre chose que cela : entre une fraction de pour mille et quelques pour cent du contenu du cœur. Honnêtement, je pense que c'est assez grave. »
Hervé retrouve son assurance en narrant la performance technique des hommes de quart.
- « Rassurez-vous, pour le réacteur, la situation est maîtrisée, le pire est derrière nous. Mais nous avons de graves problèmes pour l'évaluation de la contamination de l'environnement. J'ai envoyé trois équipes effectuer des relevés alentour. Elles sont rentrées bredouilles. Leurs véhicules et leur matériel de détection étant eux-mêmes trop contaminés, les mesures étaient complètement faussées. Nous avons été incapables de les interpréter ...
- « Oui, ces voitures sont toujours garées à l'extérieur. C'est normal, aucun abri n'a jamais été prévu ...
- « Non, monsieur le ministre, cela ne signifie pas pour autant que la situation soit dramatique. La brume qui enveloppe le site dépose beaucoup plus la radioactivité que ne le ferait l'air sec. Il n'est finalement pas étonnant que nos véhicules se soient trouvés dans cet état ...
- « Il faudra donc attendre que les CMIR et l'IRSN aient procédé à des relevés fiables pour chiffrer les risques encourus par les habitants ...
- « Les CMIR ? Vous savez qu'elles ont besoin d'une heure au moins pour être activées. Monsieur le ministre, ne quittez pas, s'il vous plaît. » Le responsable du PC des mouvements vient de glisser un papier à Maillart :
- « OK pour l'audioconférence. Les spécialistes seront tous en ligne dans dix minutes. »
Hervé Maillart écarte les bras d'un air désespéré. Désignant le combiné, il passe une main sur son front comme pour essuyer une sueur imaginaire. Le ministre est au téléphone : quitte à perdre un temps précieux, on n'éconduit pas un homme d'Etat !
- « Écoutez, reprend le directeur, nous avons prévu d'organiser une audioconférence avec les organismes concernés. Pouvez-vous y participer… ?
- « Ah bon, vous êtes au courant ... ? Oui, c'est dommage que vous n'ayez personne sous la main pour vous établir la jonction. Nous commencerons sans vous ...
- « Pardon ? Alerter le Premier ministre ? Ce n'est pas à moi de juger. Vous êtes mieux placé que moi pour avertir le comité interministériel de la Sécurité nucléaire. Après tout, ajoute Maillart, un peu amer, le comité est rodé, puisqu'il organise régulièrement des simulations d'accident dans les centrales. Il fait même appel à des journalistes pour tester la circulation de l'information.
- « Si le point de vue international vous tracasse, je tiens à vous rassurer : notre balise météo indique un vent est-nord-est, donc pour l'instant le nuage se dirige lentement vers la vallée de la Loire, il n'a pas dû monter très haut. Quelle que soit l'importance du rejet, tout aura été dilué et dissipé avant qu'il ne soit à portée d'un instrument de mesure situé hors de France ...
- « Mais non, monsieur le ministre ! Rien à voir avec Tchernobyl ! Nous n'avons pas eu d'explosion, il n'y a aucun risque d'incendie. Rien à voir non plus avec Fukushima. Au pire, je dis bien au pire, le nuage est monté à deux cents mètres d'altitude, ou trois cents mètres au maximum. Il est rigoureusement impossible que la situation dégénère en ce sens ...
- « Bien. A tout à i'heure monsieur le ministre. » Hervé Maillart sourit en reposant le combiné. Ce nouveau ministre de l'Industrie est décidément un bien piètre spécialiste !

 

 

mardi 26 - 03 h 40 – Paris : VIlle, IXe, XVe arrondissements. Fontenay-aux-Roses et Levallois-Perret (Hauts-de-Seine). Le Vésinet (Yvelines). Troyes (Aube)
 
L'étrange audioconférence débute au milieu de la nuit. Certains se connaissent ou se sont déjà rencontrés. Le directeur de la centrale de Nogent les a vus plusieurs fois ; jamais il ne leur a longuement parlé. Seul le patron de l'IRSN est connu de tous. Il aurait été surprenant qu'un de ces services soit pris de court par un accident, grave ou non. Régulièrement, des exercices d'appels inopinés testent le répondant des spécialistes d'astreintes. Plus rarement, des simulations d'accidents beaucoup moins importants que celui d'aujourd'hui sont imposées aux centrales nucléaires. Seul le déclenchement du plan ORSEC n'est jamais testé, tant il est impossible de simuler grandeur nature les réactions et les mouvements de la population. Mais, pompiers, gendarmes et militaires s'entraînent dans leur coin.
L'heure tourne inexorablement. Dans quatre heures, le jour sera levé. A défaut d'être enrayé, le drame qui s'annonce devra être maîtrisé. Nul ne songe à économiser le temps pris à discuter. Des décisions de cette nuit dépendront les événements à venir.
Depuis 02 h 30, les rejets radioactifs dans l'environnement ont pratiquement cessé. En gros, tout va bien dans l'enceinte du réacteur. La procédure de mise en arrêt à froid se déroule correctement…
- « Y a-t-il un risque d'explosion à cause du dégagement d'hydrogène dans l'enceinte ? demande Martial Jorel, le directeur de la sûreté des réacteurs à l'IRSN.
- Non, plus maintenant, répond simplement Hervé Maillart.
- Vous parlez d'explosion dans le cœur ? Si je comprends bien, nous sommes confrontés à une situation de type Tchernobyl... »
Hervé Maillart reconnaît immédiatement la voix du ministre. De toute façon, le caractère naïf de la remarque indique à lui seul que Eric Besson vient d'arriver.
- « Le confinement de la radioactivité est rompu, n'est-ce pas ? On ne m'avait jamais informé que cela pouvait se passer si soudainement.
- Monsieur le ministre, répond Martial Jorel, vous avez raison, nous avons été surpris par l'événement qui n'entre dans aucune de nos classifications. Il a fallu improviser Mais remarquez une chose : une heure après son déclenchement, l'accident était jugulé. Les Russes, eux, ont mis plusieurs jours à stopper le torrent de radioactivité à Tchernobyl. »
Chapeau ! pensent en un bel ensemble les intervenants.
Jorel sait comment tenir son ministre. Étouffant un soupir d'agacement, Maillart, qui aimerait pouvoir dire à ce haut personnage de les laisser travailler tranquillement, enchaîne sur l'obstruction de la tuyauterie de vapeur. Certes, les rejets massifs ont cessé, mais les petits écoulements sporadiques accroissent le risque radioactif sur le site.
- « Nous allons introduire une baudruche dans le tuyau, juste en amont de la déchirure. Une fois cette baudruche gonflée, les fuites résiduelles seront stoppées. Nous aurons alors le temps de démonter la paroi de tôle qui protège les tuyauteries des intempéries, puis de couper la canalisation proprement pour souder un bouchon de métal. »
La discussion a tourné autour de la plomberie... Chacun se représente fort bien la topographie des lieux. Lorsque les ouvriers atteindront la brèche, ils auront déjà reçu une irradiation supérieure à la « dose exceptionnelle concertée » autorisée par les règlements.
- « Nous n'envisageons pas de faire travailler les hommes dans des conditions qui rappelleraient celles dont ont dû se satisfaire les équipes soviétiques, coupe Maillart, rassurant. Les Russes nous ont montré tout l'avantage qu'il y avait à opérer avec des hélicoptères. Si nous pouvons disposer dès ce matin d'un hélico lourd, et d'une demi-douzaine à partir du lendemain ...
- Je vous arrête ! »
Le ministre est affolé. Un ballet d'hélicoptères risque d'évoquer pour la population le spectre de Tchernobyl.
- « On ne peut pas s'arranger avec des moyens blindés terrestres, des robots, des engins télécommandés ? »
A la direction d'EDF, on lève les yeux au ciel et on explique l'urgence au ministre ! Demain, il peut pleuvoir : comment justifier auprès de l'opinion publique un excès de précautions qui pourrait retarder le nettoyage du site ? D'ailleurs, il a déjà réquisitionné une équipe de tôliers et de chaudronniers pour réaliser une nacelle bardée de plomb. Elle sera treuillée par un hélicoptère.
- « Je n'entre pas dans les détails, monsieur le ministre. Demain vous verrez tous les intervenants à l'œuvre. »
Laconique, le responsable d'astreinte au CEA signale qu'il a déjà contacté l'état-major de la Marine nationale, qui possède des hélicoptères capables de soulever des charges extrêmement lourdes. Il sera même possible de blinder le plancher des appareils pour protéger les pilotes et les passagers des radiations éventuelles.
- « Bien. Il est temps de nous occuper des problèmes du site », reprend le directeur.
Dans les endroits les plus touchés, la contamination dépasse plusieurs curies au mètre carré.
- « Parlez en becquerels, crie le responsable de l'IRSN.
 - Pardon, vous avez raison, on s'emmêle assez vite avec les facteurs de conversion. »
Beaucoup se souviennent : lors de sa première apparition à la télévision française, peu après l'accident de Tchernobyl, le Professeur Pellerin avait surpris les téléspectateurs, lesquels d'ailleurs n'y comprenaient rien. Il éprouvait quelques difficultés à passer des curies aux becquerels et vice versa, comme ces gens qui ne savent pas encore compter en euros.
- « Donc, plus de cent milliards de becquerels. Et encore, je ne parle pas du voisinage de la brèche, où les niveaux sont plus élevés. Inutile de vous dire que nous sommes débordés. La situation nous impose d'envoyer des types sans dosimétrie préalable. Nous ne connaîtrons les doses reçues par nos agents qu'après développement de leurs films... si ces derniers ne sont pas saturés. »
Un silence de mort accueille l'exposé. Chacun réalise l'effroyable dilemme qui se pose à la direction de la centrale. Qui peut continuer à s'exposer ? Sur quels critères fonder la décision : la situation de famille, l'âge, la spécialisation ? Jusqu'à quand retarder l'exécution de certaines tâches ?
La direction parisienne d'EDF risque une diversion en assurant que toutes les ressources humaines et techniques disponibles dans les centres de production et de recherche vont converger vers Nogent dans les heures prochaines. L'acheminement de baraquements pour accueillir tout le monde est en préparation. Deux délégués de l'équipe de crise se préparent à partir pour épauler les Nogentais.
- « Messieurs, s'excuse Eric Besson, je suis obligé de vous laisser quelques instants. Il semble que le ministre de l'Intérieur ait une information capitale au sujet de l'accident dont la centrale nucléaire vient d'être l'objet. »

 

mardi 26 - 4 h 15 - Ministère de l'Industrie

Un accident ? Jamais de la vie ! Plutôt un sabotage : en quelques mots, le ministre de l'Intérieur résume à son collègue les éléments dont vient de lui faire part la DCN, la direction des centrales nucléaires, une des branches de l'ASN, l'Autorité de sûreté nucléaire.
- « C'est impossible, balbutie Eric Besson. Je sais bien que les gens d'EDF n'expliquent pas cette rupture soudaine de leurs circuits de refroidissement. Mais de là à envisager l'acte de malveillance, il y a un monde ! Vous n’allez pas me dire que vous avez des soupçons sur Kadhafi ? Les Corses ? L’ETA ? Les Ecologistes qui manifestaient cet après-midi place de l ‘Eglise à Nogent ? L’équipe de Complément d'enquête ou de france3 Champagne-Ardenne ? Pourquoi pas Guéritte : après les menaces d'incendier les 21 mairies du canton de Soulaines, il pourrait s’en prendre aux centrales ?
- Écoutez mon vieux, personnellement vous n'étiez peut-être pas au courant, mais votre ministère, lui, a des experts au sein de l'ASN. Il a été alerté, comme tous les ministères concernés, de la surveillance particulière dont Nogent faisait l'objet, depuis que le Service du renseignement nucléaire a intercepté une communication louche grâce à ses écoutes téléphoniques.
- Enfin, un sabotage à l'intérieur d'un réacteur, c'est de la folie, c'est ridicule ! On a toujours dit que le terrorisme ne pouvait en aucun cas atteindre les centrales nucléaires. Je me souviens encore de Charles Pasqua aux « Dossiers de l'écran », en ... attendez, en 1987, lorsqu'il affirmait que la protection des centrales empêchait rigoureusement toute attaque ou infiltration. Sérieusement vous soupçonnez qui ?
- Personne pour l'instant. Certainement pas les Proche-Orientaux. La SDAT, (la Sous-direction anti-terroriste, surveille les réseaux antinucléaires, en tout cas ce qu'il en reste. Cette semaine, il a passé au peigne fin les antécédents des hommes employés par la société privée de gardiennage à la centrale nucléaire. Ces vérifications vont être plus longues en ce qui concerne les agents EDF qui travaillent en zone contrôlée. C'est bien l'expression qui convient, n'est-ce pas ? Il y en a plusieurs centaines, ce n'est pas simple. La police est en train d'établir la liste du personnel à interroger.
- Vous rêvez, ou quoi ? Je ne sais pas comment vous avez été mis au courant de ce qui s'est passé cette nuit ... Oui, naturellement, par le CODISC, mais on a dû oublier de vous avertir que la région était salement contaminée. Je vois mal des policiers procéder à des interrogatoires, voire à des interpellations, dans le foutoir qui s'annonce pour la matinée.
- Pardon ! Le CODISC est sous mon autorité, je suis parfaitement au courant. Mais la police était informée avant la Sécurité civile, puisque qu'elle a été prévenue de l'explosion. »
Cette fois, Eric Besson ne comprend plus rien. Une explosion ? Rapidement, le ministre de l'Intérieur lui raconte la ronde des deux inspecteurs préposés cette nuit à la surveillance du site. Les policiers sont formels : ils ont entendu un bruit terrible, et trop attendu malheureusement avant d'avertir leurs supérieurs hiérarchiques.
Le ministre de l'Industrie s'est repris. Perfide, sachant qu'il tient là une minuscule revanche sur son collègue visiblement ravi de le surprendre, il assène :
- « Vos policiers sont restés une demi-heure à contempler la centrale comme des ânes ? Voilà qui est fâcheux pour eux. J'espère qu'ils sont à l'hôpital à l'heure présente.
- Pardon ?
- Bon, dans ce cas je suppose qu'ils sont place Beauvau, dans vos locaux. Si vous avez des douches, collez-les dessous, et demandez au plus vite au CODISC une équipe de décontamination. Tant pour l'intérieur de vos bureaux que pour le parking où se trouve leur voiture. Tenez-moi au courant des suites de votre enquête. Merci. »
Sidéré, le ministre de l'Intérieur n'a pas répondu. Il ne croit pas un mot de cette histoire de sabotage, même s'il entrevoit là une façon astucieuse de parer aux attaques dont la technologie nucléaire ne va pas tarder à faire l'objet.

 

 

mardi 26 - 4 h 30 - Audioconférence, suite

Le temps presse, les participants en ont conscience. Mais l'absence temporaire des responsables n'empêche pas la mise en œuvre du plan ORSEC. Les rouages des institutions, à défaut d'être rodés par la pratique, sont huilés. Pendant que les spécialistes sont en audioconférence, les pompiers radiologistes foncent vers Nogent, les équipes du ministère de la Santé rejoignent leur base du Vésinet, l'installation du PC fixe en préfecture avance. Les gendarmes de l'Aube et de Seine-et-Marne commencent à poser des barrages sur les routes .

L'observation de la météo a permis au CODISC de constater avec horreur que le vent allait tourner dans la matinée. Le nuage radioactif abandonnera sa dérive vers les pays de Loire pour remonter vers l'agglomération parisienne. Les préfectures de l'Essonne et du Val-de-Marne sont aussitôt placées en pré-alerte.
Depuis le début de l'audioconférence, le sous-préfet se demande pourquoi personne n'aborde le sujet de l'évacuation des populations. Il n'a pas osé interrompre les débats. La question se pose :
- « Il est trop tard pour envisager une évacuation préventive des populations les plus proches de la centrale, le nuage est déjà passé. Il a déjà parcouru une vingtaine de kilomètres. Evacuer juste avant son arrivée serait une folie. La seule solution est le confinement à domicile. Et il est trop tôt pour savoir si nous évacuerons les communes contaminées, car nous ignorons l'importance des dépôts. »
Combien de temps ces prétendus spécialistes vont encore pleurer sur l'absence de mesures.
Les résultats des premières analyses effectuées dans le « labo chaud» du bâtiment des auxiliaires nucléaires viennent de parvenir à Hervé Maillart. Celui-ci signale alors, sur un ton relativement neutre, qu'il est peut-être temps d'alerter les compagnies de production d'eau potable. Car des centaines de mètres cubes d'eau contaminée se sont écoulés par la brèche, la plupart ont gagné le fleuve par les caniveaux d'évacuation des eaux de pluie.
- « J'ai ici quelques estimations, mais je ne sais pas si nous avons le temps de...
- Ah, mais si, nous avons le temps ! »
Au CODISC, c'est la stupeur : va-t-il falloir organiser un approvisionnement parallèle de la région parisienne en eau potable ? Réquisitionner les camions-citernes de toute la France ?
Hervé Maillart s'arme de courage:
- « Huit cents mètres cubes d'eau contaminée sont partis dans la Seine. En recoupant cette quantité avec la composition du dernier prélèvement, et celle du contenu du GV 4, nous savons que cette eau contenait environ cinq curies par litre.
« Ce qui donne un total de trois millions de curies dans le fleuve.
- Mon Dieu! De curies, vous dites? Ça fait des milliards de becquerels ... »
Eric Besson n'est pas très calé, mais l'énormité du chiffre l'épouvante.
- « Beaucoup plus, monsieur le ministre, beaucoup plus ... », laisse tomber d'un ton sinistre Martial Jorel.
D'un doigt nerveux, Hervé Maillart desserre sa cravate.
Il jette un œil sur l'horloge digitale au mur du BDS.
« Messieurs, il est plus de 4h du matin. Nous avons tous du pain sur la planche. Voyez-vous un inconvénient à lever la séance ?
- Oui, dit le ministre avec un gros soupir. Nous n'avons pas abordé l'information du public, ni la question du communiqué de presse. »

 

mardi 26 - 4 h 35 – Troyes, dans une rue proche de la gare SNCF

Tiphaine, la journaliste de France 3 ne retrouve pas le sommeil. Elle a été réveillée en pleine nuit par Christophe LEVERT, qui savait qu'elle avait tourné dans la centrale quelques heures avant l'accident.
Tiphaine n'en revient pas. L'objectif de la caméra d'Olivier est la dernière à avoir vu la centrale en parfait état de fonctionnement. Elle se souvient des phrases du directeur Hervé Maillart si rassurant quand il parle de sécurité, et qui ne comprenait pas les discours des militants rassemblés aujourd'hui à Nogent.
Elle a une excellente mémoire. Elle voit défiler tous les plans dans sa tête. Comment va t'elle monter le sujet. Les télévisions du monde entier vont se ruer sur toutes ces images… Elle n'a jamais été confrontée à une telle situation. Elle demande à son bébé bien protégé dans son ventre d'arrêter de bouger…
- "Eh, oh ! Il faut qu'on dorme !"


mardi 26 - 5 h - Fin de l'audioconférence


Le ministre de l'industrie, Eric Besson, marche sur des œufs. Il va falloir jouer serré avec la presse pour n'être pas soupçonné de pratiquer la rétention d'informations. Mais comment enrayer la panique si on ne sélectionne pas un peu les renseignements donnés aux journalistes ?
Le directeur de la centrale évoque encore une fois l'accident de Tchernobyl, référence décidément très prisée cette nuit.
- « Nous ne sommes pas en Ukraine, il sera impossible de justifier une interdiction totale d'approche du site.
- Bien entendu, renchérit Martial Jorel, on peut faire confiance aux journalistes pour se faufiler entre les mailles du filet de la gendarmerie. Les plus malins consulteront la météo pour éviter les zones dangereuses, mais certains bêtement passeront en plein dedans. Il vaut mieux les canaliser vers un lieu hors de portée des radiations, bien en vue du site, pas trop près, et sous un angle qui ne permette pas de distinguer tout ce que vous serez amenés à entreprendre dans la partie la plus touchée.
- Je vous signale que le standard de la préfecture a déjà été contacté par un journaliste. Nous l'avons éconduit ... Je sais, poursuit la directrice de cabinet, sans doute une erreur tactique ! Qu'est-ce que vous voulez, nous avons été pris de court.
- Je crains que les réactions de l'opinion dépassent de très loin tout ce que nous pouvons imaginer, admet le responsable de l'EDF. Nous ne devons pas compter sur une attitude modérée de la part des médias. Nous devons anticiper. Je ne sais pas ... créer un événement qui tempère l'extrémité des mesures à venir et la sévérité des contraintes collectives.
- Ceci dépasse le cadre de mes attributions, s'excuse le représentant de Catherine Cesarsky, le Haut-Commissaire à l'Energie Atomique, le CEA. Mais il ne serait pas mauvais de montrer que la situation est déjà bien contrôlée. Par exemple, si on fixe rapidement la radioactivité sur une partie du site pas trop affectée, on peut suggérer au président de la République de venir à Nogent pour calmer l'opinion.
- J'ai mieux à faire que d'organiser un spectacle, coupe Hervé Maillart.
- L'idée du CEA mérite qu'on s'y attarde, répond calmement le ministre. Je sais, le temps passe. Mais payer d'une panique générale les quelques minutes que nous gagnerions en ne terminant pas l'examen de cette question serait une mauvaise économie. Après tout, il sera peut-être plus long de décider le président que de rendre le site accessible sans vêtement de protection.
- Vous avez raison, monsieur le ministre, lance perfidement Martial Jorel. A chacun son rôle. Il me semble plus rationnel qu'un membre du gouvernement ouvre la voie. »
Le responsable de l'IRSN ménage ses effets, et laisse quelques secondes s'écouler avant de continuer:
- « En bonne logique, en tant que ministre de tutelle d'EDF, l'exploitant, et du CEA, qui vous seconde sur les questions de sécurité, c'est à vous que revient cet honneur. Votre venue est la meilleure garantie de celle, ultérieure, du président. »
Eric Besson est atterré. Il a senti venir le coup, et cherche désespérément une échappatoire. Proposer Nathalie Kosciusko-Morizet sa collègue de l'Environnement, toujours prompte à tirer élégamment parti des situations à la moindre trace de pollution ? Non, elle serait bien capable d'accourir, cette bougresse d'opportuniste ! Quant à lui, il donnerait l'impression d'avoir peur.
- « Votre suggestion est excellente, mais je m'en voudrais de laisser penser que j'exploite l'affaire à des fins politiciennes. Indubitablement, le président, de par sa fonction, est le seul homme politique précisément au-dessus de la politique. Sa venue ne suscitera aucune arrière-pensée. J'ajouterais, si mes souvenirs sont exacts, que lors de l'accident de Three Mile Island, le président Carter s'est déplacé en personne sur le site pour rassurer une population que les journalistes incitaient à s'enfuir, et non pas un quelconque ministre de l'Industrie. Gorbatchev ne s'est pas rendu à Tchernobyl, mais personne ne souhaite que cet exemple puisse un jour être suivi ici. Quant à Fukushima, mieux vaut ne pas s'y référer, personne ne connaît encore la vérité ni l'étendue des dégâts. »
Besson s'arrête, conscient d'avoir présenté des arguments qu'il serait malséant de contrer.
Malheureusement pour lui, le responsable du CEA connaît bien l'organisation politico-administrative américaine. Il lance sur un ton aussi neutre que possible :
- « Comme Etat fédéral, les Etats-Unis n'ont pas de ministère de l'Industrie ; seulement des Agences dont les responsables ne sont pas des hommes politiques. »
Le ministre sent la colère le gagner. Il n'a pas le temps de moucher l'impertinent fonctionnaire du ministère de la Défense. Martial Jorel en profite :
- « Monsieur le ministre, vous transposeriez sur le terrain civil l'exemple de tous vos collègues de la Défense qui se sont succédé à Mururoa pour témoigner à la face du monde de l'innocuité des essais nucléaires français. Pensez à Michel Debré se baignant dans le lagon de l'atoll quelques heures seulement après l'explosion d'une bombe H dans l'atmosphère.
- Pour Debré, le risque était quasi nul puisque la bombe avait été tirée à une altitude assez importante. Messieurs, je suis conscient de la complexité du problème. J'ai bien saisi votre louable souci. Tout à l'heure, je proposerai au premier ministre de suggérer au président d'y aller. Je l'accompagnerai bien volontiers. Sur ce, nous pouvons lever cette conférence.
- Permettez, monsieur le ministre ! »
Le responsable de la cellule de crise EDF, refuse de laisser Besson rédiger seul le communiqué de presse.
- « Les journalistes ont des oreilles partout, il est probable que le bruit d'un incident à Nogent court déjà. La pire des choses, nos simulations l'ont toujours confirmé, serait que nous nous fassions devancer ...
- « Pendant que vous discutiez de la venue du président, j'ai préparé un communiqué que je soumets à votre appréciation :
- Un accident a eu lieu cette nuit à 01 h 23 mn, sur la tranche 2 de la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine, dans l'Aube. Toutes les dispositions ont été prises pour l'enrayer, et le réacteur a été amené dans un état sûr, celui de l'arrêt à froid, très rapidement.
- Des rejets radioactifs se sont produits durant l'accident, dont l'importance n'a pu encore être déterminée avec précision.
Par mesure de précaution, le plan particulier d'intervention (PPI) a été déclenché. Les abords immédiats du site sont interdits d'approche.
Un QG opérationnel a été mis en place à la caserne des pompiers de Provins, le QG fixe étant, comme prévu, situé à la préfecture de l'Aube.
- « Un communiqué sera diffusé aujourd'hui à 11 h, qui précisera les directives à suivre. En attendant, les personnes séjournant à moins de trente kilomètres à l'ouest et au sud-ouest de Nogent-sur-Seine sont priées de ne pas sortir et de couper les ventilations et les appareils de chauffage à foyer ouvert. »

 

mardi 26 - 5 h 28 – Europe1

Benjamin Petrover et Héléna Morna délivrent les fraîches infos de la première tranche du matin. Benjamin apostrophe la technique derrière la vitre par le micro intérieur :
- " Dis, j'ai une urgence, j'attaque tout de suite, j’attends pas la demie. Excuse-moi, c'est vraiment grave. Jingle, vite ! …
Un accident s'est produit cette nuit à la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine. Un accident sur lequel nous n'avons aucune précision pour le moment. Un accident en tout cas très grave, puisque le plan ORSEC-RAD a été déclenché dans le département de l'Aube. Le commandant de la caserne des pompiers de Troyes nous a déclaré il y a quelques minutes que la ville de Nogent est fortement contaminée. Je vous propose d'écouter le témoignage d'un habitant de Nogent, recueilli à l'instant par Helena Morna. " Coiffés de leur casque, les techniciens sont pétrifiés.
- « Le projet de construction d'une centrale nucléaire près de Paris, enchaîne Benjamin Petrover, avait provoqué en 1975 une vive controverse. La contestation s'était aggravée en 1987, après que le ministre de l'Environnement de l'époque eut rendu public un rapport secret de l'Agence financière du bassin Seine-Normandie. Ce rapport démontrait qu'en cas d'accident, l'eau potable de la région parisienne serait bel et bien menacée.
Comme je vous le disais à l'instant, nous n'avons aucune précision sur l'importance des rejets radioactifs. Nous pouvons supposer qu'il s'agit d'une fuite dans l'atmosphère, puisque la ville de Nogent est contaminée. Mais nous ignorons si des effluents liquides ont gagné la Seine. Nous ignorons encore beaucoup de choses. Le nuage atteindra-t-il Paris? »
Interloqué, incapable d'articuler le moindre mot, l'animateur quitte le studio. Les standardistes sont déjà submergés par les appels angoissés des auditeurs.
Dans la grande salle de rédaction, deux journalistes s’inquiètent :
- Cela m'étonnerait que je puisse partir sur Nogent tout de suite. Tu y vas, toi ?
- Oui. Mais je suppose que les routes d'accès sont déjà coupées. Je me demande qui est l'officier de permanence au CODISC cette nuit. Il me faudrait la carte des barrages routiers, pour ne pas perdre de temps. En plus, je n'ai pas envie de me trouver sur la trajectoire du nuage. Remarque, je m'en fiche, j'y vais quand même. J'appelle. Avec un peu de chance, je connais le type du CODISC. »
- « Pas de sermon, capitaine, crie le journaliste dans le combiné. Vous savez bien que j'irai à Nogent de toute façon. Si vous me dites que le trajet est risqué, indiquez-moi le meilleur itinéraire, voilà tout ...
- « Comment savez-vous que la région est dangereuse ?
Vous avez déjà des mesures de radioactivité ? ...
- « Par la CMIR de Créteil ? Eh bien, elle a du foncé ! Bon, d'accord, je ne vais pas à Nogent puisque c'est interdit. Je me contente de la préfecture. C'est OK, pour Troyes ? …
« Attendez : Paris, Créteil, Provins, puis je quitte la N 19, je remonte sur Sézanne, et je rejoins Troyes par la D 373. Merci capitaine. "

 

mardi 26 - 6 h 35 – Gare de Bâle, Suisse

Des silhouettes sombres avancent le long des voies ferrées, longent les quais, tournent autour des quelques trains parqués en gare. Elles promènent sur les wagons des compteurs Geiger.
La Suisse possède plusieurs centrales nucléaires. Régulièrement, des exercices de simulation ont lieu pour former les sauveteurs, pompiers et militaires, à l'équivalent de nos plans ORSEC. Ce contrôle de la gare clôt une série de vérifications effectuées aux péages des autoroutes, à la gare routière et au poste frontière voisin. Les hommes travaillent depuis 20 h. Ils n'aspirent plus qu'à un café au lait bien chaud. Heureusement, la manœuvre est presque finie : le train Paris-Bâle entre en gare. Consciencieusement, les soldats entourent la motrice et prennent position le long du train, un homme tous les vingt mètres. Routine !
Aussi, lorsque le caporal André Blank voit l'aiguille de son compteur osciller vers la droite, d'abord timidement, puis furieusement, atteignant jusqu'à mille coups par seconde, il hausse les épaules d'un air surpris et marmonne :
- « Allons bon, ce truc a trop bossé cette nuit, voilà qu'il fatigue.
- Oh, Blank ! Mon compteur saute comme un chamois, crie un second soldat descendu sur la voie, presque à quatre pattes sous la machine.
- Tiens, c'est curieux, je croyais que le mien était en panne. Fais voir. »
Vaguement inquiet, le caporal rejoint son camarade à l'avant de la locomotive.
Sur les cent mètres de quai, de part et d'autre du train, les militaires notent l'affolement de leurs compteurs Geiger, alors que les voyageurs descendent. La présence des hommes en uniforme n'intrigue que les Français. Les Suisses ont l'habitude de voir leurs troupes procéder à des exercices en ville. Mais personne ne remarque le flottement qui s'est emparé de la troupe. Car les instruments de mesure sont formels : ce train recèle bel et bien une contamination extraordinaire. Les gradés, qui s'attendaient à effectuer une manœuvre, non à affronter une situation de crise réelle, se regardent, indécis.
Surpris par l'attitude de ses hommes, un capitaine, posté près de la cabine vitrée du chef de gare, s'approche:
- « Qu'est-ce que c'est que cette histoire?
- On ferait bien de boucler la gare, mon capitaine. Je n'y comprends rien, mais les compteurs ne peuvent pas tous se tromper à la fois. »
Le chef de gare adjoint n'en croit pas ses yeux. Discipliné pourtant, il court vers son bureau et lance un appel sur le haut-parleur:
- « Les voyageurs sont priés de ne pas franchir les portes de sortie. Je répète : les voyageurs sont invités à se regrouper dans le hall principal. »
Arrivés au pas de course, dix militaires bouclent les issues, refoulant vers l'intérieur de la gare les passagers du train qui n'ont pas encore gagné les trottoirs et la station de taxis. Encore une fois, les Suisses ne semblent pas surpris, contrairement aux Français qui protestent vigoureusement.
A défaut de traiter fréquemment des incidents d'origine radiologique, les pompiers bâlois sont rodés aux alertes chimiques. Régulièrement, Bâle et sa banlieue, entourées d'un réseau très dense d'industries, connaissent des pollutions graves. Cette fois, l'alerte est localisée à la gare. Comme c'est l'usage en pareille circonstance, le responsable des sapeurs-pompiers avertit les autorités policières : en l'occurrence, l'instauration d'un périmètre de sécurité s'impose autour des installations ferroviaires, en attendant que des mesures plus fines soient réalisées autour du train pour déterminer précisément une zone au-delà de laquelle les radiations n'ont plus d'effet.
L'adjoint du chef de gare lance un appel au calme dans le micro. Car dans le hall, la pagaille est à son comble. Les enfants pleurnichent ou cavalent dans tous les sens, et le pauvre barman du buffet n'en peut plus de servir cafés et chocolats chauds aux voyageurs prisonniers, outrés d'ignorer encore, alors qu'ils sont arrivés depuis trois quarts d'heure, le motif de cette séquestration.
- « Mesdames, messieurs, ici le chef de gare. S'il vous plaît, veuillez écouter attentivement cette communication. Le responsable du département de médecine nucléaire de l'hôpital de Bâle va vous parler. »
Au mot « nucléaire », la plupart des passagers blêmissent. Le silence s'établit presque instantanément. Diffusée aux quatre coins de la gare, du local des bagages en consigne jusqu'au kiosque à journaux, du buffet à la grande salle des pas perdus, la voix solennelle mais rassurante d'un médecin explique :
- « Il ne s'agit pas d'un accident. Le train qui vous transportait a été contaminé par des particules radioactives, dont l'origine est pour l'instant inconnue. Ne vous inquiétez pas, vous étiez bien à l'abri dans les wagons. Néanmoins, les autorités sanitaires vont devoir procéder à des contrôles individuels. Les uns après les autres, tout au long de la matinée, vous serez soumis au détecteur. »
Stupéfaite, la foule ne bronche pas. Le médecin répète son explication en allemand, et enchaîne, soucieux de n'affoler personne :
- « Des militaires passeront parmi vous pour distribuer des sandwiches et des boissons chaudes. Les personnes ayant des enfants en bas âge seront examinées les premières. Mesdames et messieurs, les autorités de la ville de Bâle vont faire de leur mieux pour limiter ces désagréments et accélérer les procédures de sécurité. Soyez coopératifs ... »
 

8 h 30.
 
Un camion rouge entre en trombe dans la gare de Bâle, par une voie réservée au service. Le véhicule est immatriculé en France, département du Haut-Rhin. Quatre hommes, revêtus de combinaisons blanches, porteurs de masques filtrants, descendent lentement et s'approchent d'abord de la locomotive. Ces pompiers arrivent de Mulhouse. La CMIR française a été appelée en renfort par les services de secours suisses. La ville alsacienne et Bâle sont distantes d'à peine trente kilomètres. Les Suisses ont eu d'autant moins de scrupules à s'adresser aux Français qu'ils connaissent maintenant l'origine de cette contamination exceptionnelle.
Les autorités décident de parer au plus pressé : vider la gare de ses occupants, et nettoyer au plus vite ce train, qu'il n'est pas question de renvoyer dans cet état vers son pays d'origine.
Malheureusement, les premières mesures « fines» communiquées par la CMIR qui travaille dehors sont atterrantes : l'avant de la locomotive recèle plus d'un milliard de becquerels au mètre carré, et les flancs du train, près de trente millions de becquerels sur la même surface. Le convoi ayant parcouru cinq cents kilomètres dans la nuit, ces chiffres colossaux étaient sans doute beaucoup plus élevés à Nogent. En roulant, le train a en fait dispersé les trois quarts de sa contamination. 
Les pompiers ne perdent pas de temps à examiner davantage l'extérieur du train. Il importe avant tout de savoir si le nuage radioactif a pénétré dans les wagons, contaminant ainsi les voyageurs. A première vue, oui : les instruments de mesure oscillent à proximité des fenêtres et des parois intérieures. Mais ils s'affolent vraiment près des filtres d'aération. Ceux-ci auront retenu bon nombre des particules, mais certainement pas les gaz rares, ni la plus grande partie de l'iode. Il va falloir mesurer la radioactivité absorbée par les passagers, un par un. Ensuite, évaluer l'irradiation subie par les voyageurs durant le voyage, irradiation simplement diffusée au travers des cloisons, du toit, et des vitres, par les particules collées sur la carrosserie des voitures.
« J'ignore comment on va mesurer ces centaines de passagers, commente un pompier alsacien. Une chose est sûre: ils peuvent expédier dare-dare à l'hôpital le conducteur de la loco !
 - A propos de locomotive, on va l'éloigner au plus vite. Les rayonnements qu'elle dégage présentent un vrai danger. On risque toujours que des particules se détachent et contaminent la voie et les quais.
- Tout de même, les Suisses ont une chance de tous les diables ! Si leurs bidasses n'avaient pas été justement en exercice cette nuit, ce train se promènerait joyeusement n'importe où sans inquiéter personne. »
Dans le hall, le contrôle des voyageurs commence lentement. Un périmètre de sécurité entoure la gare sur un rayon de cinquante mètres. La police urbaine a bouclé le quartier. Des ambulances évacuent trois femmes enceintes, six bébés et leurs mères, ainsi que l'agent SNCF français qui conduisait la locomotive.
Plus loin, sur une voie de garage écartée, les pompiers bâlois et l'armée arrivée en renfort installent l'équipement nécessaire au nettoyage du train. La tâche s'annonce ardue. Dans la gare même, une équipe, harnachée comme une troupe de fantômes, contrôle minutieusement chaque mètre carré. Les quais sont déserts.

 

mardi 26 - 7 h - Mairie de Nogent-sur-Seine 

Le réveil-radio du journaliste Christophe Lever est réglée sur Europe1, et l'heure du réveil sur le carillon.
- " Il est 7 heures, le journal d'Isabelle Millet. Europe 1 vous l'a annoncé en exclusivité dans le journal de 5 h 30, un accident grave s'est déclaré cette nuit à la centrale nucléaire de Nogent-sur-Seine. Nous n'avons pour l'instant pas d'autres détails. Je vous propose d'écouter un témoignage recueilli cette nuit au téléphone, avant que les autorités n'aient rendue publique la catastrophe. Des barrages routiers sont en place à l'est de Nogent. La route nationale 19 est coupée un peu avant la ville, interdisant l'accès à la sous-préfecture de l'Aube. Vous avez entendu la directrice de cabinet du préfet de Troyes : les habitants des villages situés sous le trajet du nuage radioactif sont soumis à un confinement à domicile. A Nogent même, les pompiers ont commencé de délimiter un périmètre de sécurité. Si l'on en croit les premières mesures, toute la ville n'aurait pas été touchée par les retombées radioactives … »
Négligeant son petit déjeuner Christophe attrape un imperméable et claque la porte derrière lui. Dehors, une voiture de la gendarmerie est garée en travers du pont Saint-Nicolas. L'avenue Jean Casimir-Perier, prolongée par la route de Paris, sur la rive droite du fleuve, semble en effet interdite. Le journaliste hésite un instant à s'approcher des militaires, d'ailleurs enfermés dans leur véhicule. Finalement, il préfère enfourcher une bicyclette et pédale vigoureusement en direction du centre-ville.
D'ordinaire, à cette heure, il y a une grosse activité. Les camionnettes déchargent les roll-containers, palettes, cageots, etc…. La Grande Rue Saint-Laurent n'est pas comme d'habitude. Ce matin, les rues et les bistrots sont étrangement déserts. Devant le zinc, les échanges sont nourris :
- " Si les livraisons ne se font pas, c'est que les routes sont coupées. Il y a eu un accident à la centrale nucléaire cette nuit."
- Mon Dieu ! Et pourquoi on aurait coupé les routes ?
- Parce que la ville est contaminée. Enfin, je suppose. Finalement, peut-être pas toute la ville, car on nous aurait empêchés de sortir de chez nous, ils ne sont pas fous.
- Qui ça, « ils » ? D'abord, la centrale est au moins à deux kilomètres d'ici, c'est idiot votre truc. Et puis, j'ai vu le maire dehors il y a moins d'un quart d'heure, il n'a rien dit.
- Ah oui, tu l'as vu ! Et ça ne t'a pas étonnée qu'il arrive en mairie à cette heure-là ?
A l'étage, le maire et son secrétariat compulsent des registres. Lorsque Christophe Levert entre dans le bureau, le maire ne peut retenir une exclamation exaspérée :
- « Décidément, vous êtes incorrigible! Je vous jure que ce n'est pas le moment de vous fourrer dans nos pattes. »
Le journaliste n'a pas le cœur à plastronner. Pourtant, ses arrivées intempestives affolent toujours les autorités, persuadées - souvent à juste titre, qu'il préparait une question embarrassante. Aussi, ce matin, il use de son ton narquois et pourtant extrêmement poli :
« Ah, Nogent… Son Château de Droupt-Saint-Basle, son pavillon Henri IV, son Eglise St Laurent, son musée Camille Claudel, ses grands moulins et sa centrale nucléaire ! Monsieur le maire, les projecteurs sont désormais braqués sur notre bonne ville ... »
Le teint du maire vire au rouge brique. Tiré du lit par la préfecture, le premier magistrat de Nogent est suffisamment énervé pour ne pas apprécier les plaisanteries. Il n'a pas osé bouger de son domicile, la préfecture ayant promis de l'informer lorsque les premières mesures de radioactivité seraient connues pour Nogent. Ensuite, le centre opérationnel des incendies et des secours de Troyes lui a demandé d'alerter discrètement ses sapeurs volontaires. Pas question de déclencher la sirène en pleine nuit, au risque de jeter dehors des gens plus en sécurité à l'intérieur. Enfin, il a fallu organiser l'installation du poste de commandement opérationnel de l'Aube, à la caserne des pompiers, puisque cette partie de la ville n'était pas contaminée, les instruments de mesure l'attestaient.
Gérard Ancelin, le maire, s'est précipité à l'hôtel de ville pour sortir de son tiroir le Plan particulier d'intervention relatif à un accident à la centrale nucléaire.
Le pauvre Gérard a dû réveiller un à un tous ses conseillers municipaux, leur intimant l'ordre de ne pas bouger, mais de collecter ces renseignements par téléphone, au besoin en demandant à des proches voisins de se déplacer pour vérifier la présence de la personne.
- « Mais si tout est contaminé, personne ne va vouloir bouger ! ont protesté l'un après l'autre les conseillers, passés les premiers instants d'effroi.
- Mon vieux, je vous lis les consignes : avant de sortir, le voisin prépare un sac plastique, des chaussures et des vêtements de rechange. Quand il sort, il se couvre le plus possible et protège au moyen d'un foulard ses voies respiratoires. En rentrant, il se change et met les habits portés dans le sac plastique. Voilà, faites au mieux. Et dites à tout le monde de ne pas utiliser le téléphone pour éviter l'encombrement des lignes.
- On recense partout sur la commune? Même les fermes éloignées?
- Les pompiers parlent surtout de la rive droite. Alors, c'est la priorité. Je me charge d'appeler des employés municipaux pour sortir les voitures-sono. Surtout, restez chez vous, fermez bien les fenêtres, et bouchez les aérations.
Boucher les aérations ? Les vieilles maisons nogentaises sont de véritables passoires, Enfin ! "
A 9 h, deux employés ont quitté la mairie en direction des ponts, nantis d'un message dicté par le maire destiné à être lu au micro. Les gendarmes postés à l'extérieur du périmètre de sécurité ont hésité à les laisser passer, tant la contamination relevée par les CMIR était forte dans les zones où ils devaient aller. Les gendarmes ne comprenaient pas grand chose aux chiffres communiqués, mais leur importance aurait atterré n'importe qui : des centaines de millions, parfois plus d'un milliard de becquerels au mètre carré après la gare SNCF, celle-ci marquant la limite absolue de la zone à ne pas franchir sous peine de subir une irradiation très… très grave.

Le téléphone n'arrête pas de sonner. Le maire de La Motte-Tilly, un village situé à deux kilomètres, panique complètement : sa commune recèle une énorme contamination, personne ne doit mettre le nez dehors, il n'y a pas de voiture-sono en mairie, et une partie des habitations est disséminée dans la campagne. Pour aggraver encore les choses, les personnes âgées et les invalides ne manquent pas sur le territoire.

 

mardi 26 - 12 h - Centrale nucléaire

« Et merde, ça se remet à penduler ! »
Dans sa nacelle, suspendu vingt mètres au-dessus du réacteur accidenté, à environ quatre-vingts mètres du sol, juste à l'aplomb de la tuyauterie de vapeur brisée, Alain Brousse commence à trouver la plaisanterie un peu longue. Brousse est un« commando », un militaire volontaire pour boucher la brèche. C'est la quatrième tentative de treuillage, et aussi le quatrième échec. A ce rythme, la tuyauterie n'est pas près d'être obstruée ! Son compteur de radiations indique qu'il a déjà pris environ le dixième de la dose maximum autorisée.
Une brève discussion dans l'interphone avec Philippe, le pilote, débouche sur un accord : plutôt que de descendre la lourde nacelle de plomb en maintenant difficilement l'hélicoptère en vol stationnaire, Philippe va amener l’hélico jusqu'au sommet du bâtiment-réacteur.
Alain Brousse n'apprécie guère le style de cette intervention. Le danger radiologique, le shaddock, le masque filtrant, la nacelle exiguë ? Non, il en a vu d'autres ! Mais l'absence de préparation crève les yeux. Le commando n'a rien répété, l'ordre d'exécuter l'opération sans délai est tombé, inflexible.
- « On improvise, on bricole ... », grogne le militaire de l'Aéronavale en se cramponnant aux montants pendant que la nacelle de l'hélicoptère reprend de l'altitude.
Ça y est, l'appareil est en position. Le treuillage reprend.
- « Encore trois mètres, hurle Brousse dans son micro. Oh ! Doucement ... un peu plus d'un mètre ... termine en descendant toi-même un peu plus ... OK, attention, je ne suis pas tout à fait dans l'axe, pivote de quinze degrés à l'est. »
Effleurant le palonnier du pied droit, Philippe modifie le cap imperceptiblement. La manœuvre est menée en douceur pour éviter une oscillation de la nacelle autour de son axe. On perdrait encore de précieuses secondes s'il fallait attendre l'amortissement du mouvement. Or, le temps presse : l'hélico doit reprendre de l'altitude au plus vite. En principe, l'appareil aurait dû rester cent mètres au-dessus du dôme, assez loin pour que les plaques de plomb sous la cabine ne soient pas indispensables. Travailler à une telle distance s'est avéré impossible. Finalement, il a fallu descendre jusqu'à trois mètres. Selon le gammamètre placé dans le poste de pilotage, l'intensité des radiations s'en trouve presque décuplée.
« C'est bon, je suis juste en face. Vas-y, avance doucement... »
Le pilote ne voit plus rien. Le dôme de l'enceinte dérobe la nacelle à sa vue. Philippe est un as de l'Aéronavale, un habitué des approches délicates. Il pousse légèrement le manche à balai et, centimètre par centimètre, l’hélico progresse sans à-coup.
- « Contact ! »
Les quatre longs bras télescopiques sont enfin appliqués contre la paroi de tôle, à hauteur de la déchirure causée par le fouettement du tuyau rompu. Un puissant électro-aimant se trouve à chacune de leurs extrémités. Alain Brousse allume le projecteur et lance le courant dans les aimants. Les forces magnétiques ne suffisent pas à résister au poids de la cabine en porte à faux. Elles suppriment seulement tout mouvement parasite susceptible de perturber l'introduction de la baudruche dans la canalisation. La manœuvre reste donc fort délicate. L'œil rivé sur la tension du treuil, le pilote reprend lentement de l'altitude.
Brousse détache la longue tige flexible fixée sur le côté de la nacelle. Une sorte d'araignée d'acier souple la termine pour guider le cheminement de la baudruche à l'intérieur du tuyau coudé. Celle-ci, placée juste devant avec sa bouteille de gaz comprimé, ne doit surtout pas accrocher une quelconque aspérité.
Le compteur de radioactivité indique déjà plus de la moitié de la dose limite. Alain n'en a cure, il n'y pense même plus. Avec application, mesurant ses gestes, il introduit la baudruche dans l'orifice béant et la pousse avec la tige. La mise en place achevée, il tire sur le câble qui désolidarise l'araignée de la tige, et déclenche simultanément l'ouverture de la valve de gonflage.
« Mission accomplie ! »
Alain Brousse éteint le projecteur. L'assistant augmente la traction du treuil et coupe l'alimentation des électroaimants. Philippe tire le levier du pas. Le rugissement des deux turbines délivrant leur puissance maximale d'urgence déchire l'air. Les pales de l'hélicoptère s'incurvent sous l'effort brutal, et la nacelle bondit vers le ciel.
- « Bravo gars ! hurle le pilote. Ils ont apprécié en bas, tu sais.
- Ils peuvent ! J'ai pris largement plus que le maximum.
- Bof... On n'en meurt pas. Et puis, c'est bon pour mes états de service », ajoute Brousse dans un énorme éclat de rire.
En quelques secondes, l’hélico rejoint la base avancée. Elle a été aménagée en catastrophe ce matin à l'extrémité nord du site, le long du fossé de ressuyage, le collecteur des eaux de pluie, qui borde les côtés nord et ouest de la centrale, à sept cent cinquante mètres du réacteur accidenté. L'endroit est indemne de toute contamination.
L'organisation de crise n'a pas chômé pendant la nuit. Très tôt ce matin, une douzaine de baraquements de chantier ont été mis en place : local de commandement, poste de décontamination préliminaire, antenne de télécommunication, salle des repas, vestiaire, salle de service, local technique, magasin ...
L'ensemble sert aussi de centre de repli au personnel d'astreinte de la centrale. A l'exception des occupants du bloc de sécurité et des effectifs de conduite minimum des deux tranches, il ne reste plus personne en « zone chaude ».
La mise en arrêt à froid du réacteur de la tranche 2 effectuée au petit matin, un silence de mort plane désormais sur l'immense usine. La voie d'accès et l'entrée normale sont condamnées.
Une véritable division de camions de chantiers, camions-citernes, motopompes, bulldozers, pelleteuses et autres engins de travaux publics arrive encore des casernes du génie les plus proches. Autour des véhicules, l'effervescence grandit. Un bataillon d'ouvriers fixe des plaques de plomb pour réduire l'irradiation encourue par les conducteurs lorsqu'ils monteront à l'assaut de l'endroit le plus radioactif qui ait probablement jamais existé sur terre. Une noria de poids lourds dépose les matériaux indispensables pour mener à bien le nettoyage du site : carburants, sable, ciment, produits chimiques ...
Dans moins d'une heure, la reconquête du site nucléaire va commencer. Un premier bataillon de la Force d'action rapide, composé d'éléments du Génie entraînés à la guerre NBC vient de quitter Metz à bord d'une dizaine d'hélicoptères de transport. Leur mission: réaliser la première partie du plan d'intervention au sol, sur le site de la centrale.
A bord des bulldozers, pelles mécaniques et camions-benne, ils se déploieront sur un front de six cents mètres, et arracheront vingt centimètres de soL La terre, le bitume, le gravier et le béton ainsi extraits seront immédiatement transportés à l'atelier de conditionnement avant d'être évacués.
Les spécialistes de radioprotection ont calculé que les deux tonnes de plomb et de verre baryté qui protègent les habitacles donneront à chaque conducteur une« autonomie de dose» d'une dizaine d'heures. Des rotations d'une heure ont donc été prévues afin de permettre aux hommes de souffler, au sens propre, tant est pénible le port des masques filtrants, et de contrôler les doses reçues.
Le décapage des bâtiments sera enchaîné au fur et à mesure de la « libération» des portions. Cette phase s'annonce extrêmement difficile.
Les responsables craignent la pluie. Les énormes quantités de radioactivité déposées sur le sol et les bâtiments risqueraient d'être alors emportées vers la Seine par le ruissellement. Une nouvelle vague radioactive ne vaudrait rien au fleuve. Pour contrer ce risque, le détournement des collecteurs d'eaux pluviales vers un bassin en cours de creusement vient d'être entrepris, tout près de la station de traitement des effluents des deux tranches nucléaires. Situé à contrevent de la brèche, cet équipement n'a guère été touché.
Par précaution, le chef du chantier, un militaire du Génie, a commandé l'édification d'une diguette d'argile haute de cinquante centimètres, le long du fossé de ressuyage et du chenal évacuateur de crues.
Comme à Tchernobyl, l'Armée a pris le commandement des opérations. Sur le terrain et au sein de l'état-major, les hommes d'EDF sont confinés dans un rôle consultatif.
Cette première bataille, menée à la centrale de Nogent, est paradoxalement la plus facile. Bien sûr, la radioactivité atteint des sommets extrêmement élevés. Mais cet inconvénient est compensé par la qualité du sol et les facilités logistiques offertes par les lieux. Lorsqu'il s'agira de décontaminer la campagne, les marécages, les villes et les villages, les HLM et les usines, les hôpitaux et les magasins, par dizaines, par centaines ...

 


mercredi 27 - 12 h 30 - Centrale nucléaire

Le temps est curieux pour un mois d’avril, avec de grands écarts de température. Un vent d'ouest très modéré amène sur le pays des masses d'air humide. Le ciel reste couvert, mais les risques de précipitation sont faibles. La météo prévoit quelques ondées éparses sur le littoral de la Manche.
Les régions touchées par le nuage vivent au ralenti : les gens limitent leurs sorties. De toute façon, les défections étant nombreuses parmi le personnel roulant, les transports en commun fonctionnent de façon très aléatoire.
Reléguée au second plan par les médias en mal d'actualité fraîche, l'invisible omniprésence de la radioactivité ne constitue rien d'autre aujourd'hui que le décor d'une scène capitale : la venue à Nogent-sur-Seine du président de la République. Une bonne centaine de journalistes piétinent autour de la centrale nucléaire. L'arrivée de l'hélicoptère présidentiel est prévue pour 12 h 45. Les abords accessibles du site ont été pris d'assaut, chacun cherchant le meilleur emplacement pour sa caméra ou son appareil photo. Comme toujours lorsque de nombreux journalistes sont rassemblés, les photographes et les équipes de télévision écrasent et repoussent sans vergogne leurs confrères de la presse écrite.
Les consignes sont draconiennes : interdiction absolue de pénétrer sur la base avancée, où l'activité intense liée aux travaux de décontamination doit se poursuivre sans interruption, même durant la visite du président et de sa suite. Le QG de crise a seulement autorisé la présence des caméras de france2, dont les films seront ensuite copiés et distribués aux agences et aux chaînes de télévision qui le demanderont.
La colère gronde parmi les journalistes. Les correspondants étrangers ne mâchent pas leurs mots :
- « Un vulgaire prétexte, cette prétendue priorité aux travaux ! Ils ne veulent pas qu'on vienne voir la merde de trop près, c'est ça la vraie raison ...
- Entre nous, rétorque l'envoyé spécial du Monde, il est préférable de rester ici, bien à l'abri. Parce que, contrairement aux équipes d'intervention, nous n'avons aucun équipement de protection. »
Christophe LEVERT, accompagné de Mathieu Gibet, n'aurait pour rien au monde manqué ce spectacle médiatique. Jean-François Laville a fait également le déplacement.
- « Regardez, crie un journaliste en tendant le bras. Ils déploient des bâches sur le sol, là-bas près de la Seine. Sûrement pour que les semelles de ces messieurs ne courent pas le moindre risque d'être souillées par la radioactivité.
- Mais alors ... et nous ? s'inquiète l'envoyé spécial de La Tribune de Lausanne.
Un hélicoptère surgit sur la ligne des collines basses bordant la vallée de la Seine.
- « Non, c'est un hélico de la gendarmerie, constate au bout de quelques secondes Alain Julien, le correspondant de l’AFP Reims... Ah, celui qui suit, le gros, bleu et blanc, c'est sûrement le président. »
En fait, une véritable flottille de six hélicos approche de la centrale accidentée. Le plancher de l'appareil présidentiel a été blindé par quelques plaques de plomb cachées sous la moquette. Si les journalistes le savaient, ils comprendraient pourquoi l'hélicoptère n'a embarqué que six passagers : le président et son conseiller en matière d'énergie, le ministre de l'Industrie Eric Besson, Martial Jorel de l’IRSN, Claude-André LACOSTE de l’ASN et le président d'EDF Henri Proglio…
Une quinzaine de personnes descendent du second appareil, dont les gardes du corps.
Pendant que le responsable de la sécurité déploie ses hommes sur le pourtour du périmètre bâché, face au chantier boueux, le directeur de la centrale et le colonel qui commande les unités du génie engagées sur le site accueillent la délégation officielle.
Eric Besson, le ministre de l'Industrie, affiche une mine pâlotte. L'idée d'aller affronter les radiations a considérablement perturbé sa nuit, et la petite demi-heure d'hélicoptère a achevé de lui nouer l'estomac. Le pauvre Besson conserve difficilement sa dignité. Son malaise passerait sans doute s'il osait respirer profondément, mais il s'en garde bien, de peur d'inhaler quelque particule radioactive. Peut-être a-t-il aussi absorbé une trop forte dose d'iodure de potassium : il craignait tellement la contamination qu'il s'est administré le triple de la dose prescrite. Heureusement, le chef de l'Etat est pressé : il veut commencer la visite au plus vite. Besson s'efface derrière lui.
Apparemment indifférent au danger, le président s'intéresse aux opérations en cours. Jorel et Lacoste décrivent les interventions par le menu, indiquant à leur illustre interlocuteur le meilleur endroit pour pointer les grosses jumelles mises à sa disposition. Le président semble satisfait, et se dirige vers la petite estrade disposée un peu à l'écart.
Un bref coup de sirène donne l'ordre d'interruption des travaux. Les conducteurs d'engin coupent leurs moteurs, et un impressionnant silence s'établit.
- « Il va parler au vent et au béton », souffle un photographe à son confrère de Libé.
Le président s'approche du micro.
- « Je suis venu. Je suis là. Où est l'enfer ? Je vois des hommes qui accomplissent calmement, méthodiquement leur travail, avec l'aide de moyens puissants et adaptés. C'est ici que la radioactivité a frappé le plus durement, et déjà, la voilà contenue, bientôt éliminée. »
La sonorisation est parfaite. D'énormes haut-parleurs répercutent la voix du président dans la campagne alentour.
- « L'action entreprise sur le site de Nogent est exemplaire. A tous ceux qui sont engagés dans la tâche de restaurer, partout, un environnement sain, libre de tout risque, je dis : je suis à vos côtés, la France est à vos côtés, jusqu'au bout. »
C'est tout ? Les journalistes se regardent, stupéfaits. Le président de la République n'est pas resté plus d'un quart d'heure sur le site. Il a parIé deux minute. Déjà, il s'apprête à remonter dans l'hélicoptère. De qui se moque-t-il ? Certes, il doit prononcer un discours ce soir à la télévision, mais cette virée sur les lieux du drame manque sérieusement d'intérêt pour les observateurs.
Aux côtés du président, Eric Besson est proche de l'évanouissement. Les nausées succèdent aux nausées, il voudrait vomir, sa fonction l'en empêche. Le ministre se rue vers l'hélicoptère.
Le président de la République se penche vers le président d'EDF :
- « Grâce au Général, la France s'est intégrée sans douleur dans le concert nucléaire mondial. Un véritable consensus existe dans notre classe politique. Messieurs, il faut préserver ce capital inestimable. Dans l'esprit des gens, cette radioactivité dispersée dans l'environnement doit être associée à une erreur humaine. Monsieur Lacoste, il semble que ce soit le cas, n'est-ce pas?
- Oui, monsieur le président, plusieurs erreurs humaines, une seule n'aurait pas suffi.
- Plusieurs ? Cela n'en est que plus convaincant ! Nous devons démontrer que les conséquences de ces erreurs sont maîtrisables. »
Eric Besson va beaucoup mieux. L'éloignement de Nogent n'est pas étranger à cette résurrection. Le ministre de l'Intérieur ne résiste pas à l'envie de prouver au président qu'il a bien reçu le message :
- « Face à ces excités qui tentent de terroriser l'opinion, nous devrons serrer les rangs.
- Bien sûr, monsieur le ministre, bien sûr ! D'ailleurs, en affrontant avec moi la radioactivité, sur les lieux mêmes de l'accident, vous avez œuvré en ce sens », conclut le chef d'État d'une voix douce.
Dans l'hélicoptère, les hommes retiennent difficilement un sourire ironique.

« Monsieur le président, voulez-vous annuler Saclay ? demande son conseiller aux affaires énergétiques.
- Pourquoi donc ? Si les journalistes restaient sur cette mauvaise impression, ce serait désastreux. Allons-y. »
Le président relit ses notes, pour commenter intelligemment la présentation du robot destiné à obturer définitivement la brèche de la tuyauterie de vapeur du GV 4 de la centrale nucléaire. Puis il se penche vers son conseiller, et lui demande à l'oreille:
« Mon discours de ce soir est-il prêt ?
- Oui, monsieur le président. Vous disposerez d'une bonne heure pour l'étudier avant votre passage à l'antenne. »

 

mercredi 27 - 20 h - France2

Nicolas Sarkozy regarde la caméra bien dans les yeux.
- « Françaises, Français, un malheur s'est abattu sur notre pays. Pour la première fois depuis que nous l'exploitons, la force redoutable de l'énergie nucléaire a échappé au contrôle des techniciens. Que s'est-il donc passé ? Une cascade de ruptures de tuyauteries a provoqué un relâchement de radioactivité. »
Le président résume, en termes très simples, les circonstances de l'accident.
- « Sur tous les fronts, la situation est maîtrisée. Un travail d'une ampleur considérable est en cours afin de réduire les conséquences de l'accident, et rétablir partout des conditions de vie normales. »
Le président déplore les quelques cas de contamination radioactive parmi la population, exprime sa vive sympathie aux familles, et enchaîne :
- « Les problèmes d'approvisionnement en eau seront bientôt résolus. En attendant, buvez sans crainte celle qui sort de votre robinet plusieurs heures par jour. Voyez ... »
Il saisit un verre, dissimulé par une plante verte sur son bureau, le lève, et avale ostensiblement quelques gorgées. »
Le président se penche sur son bureau, comme pour entrer davantage dans l'intimité des téléspectateurs. Il se tait deux ou trois secondes, prend sa respiration, se compose un masque encore plus grave, et lance, très solennel :
- " A maintes reprises au cours de sa longue histoire, notre patrie a dû faire face à l'adversité. Aujourd'hui comme hier, l'adhésion de tous aux options qui ont permis le redressement du pays, et son maintien parmi les grandes nations, constituent la condition pour que la France reste la France.
Malheureusement, certains citoyens se font l'écho des campagnes lancées par des milieux hostiles aux intérêts de notre pays. Alors qu'aucune retombée radioactive n'a atteint un territoire habité hors de France, ils prennent prétexte de cet accident exceptionnel pour remettre en cause les moyens de l'indépendance et de la prospérité nationales. "
Le président a ensuite affirmé que la qualité du parc nucléaire français repose sur « les principes de l’amélioration continue », que « les installations existantes, comme les nouvelles, bénéficient ainsi en permanence du retour d’expérience de toutes les centrales, et tirent les enseignements des accidents qui surviennent dans le monde ».
Il a ensuite rapidement expliqué que l’accident de Nogent n’avait rien à voir avec celui de Tchernobyl, ni avec celui de Fukushima, mais que le retour d’expérience de l’accident japonais, améliorerait encore la conception des centrales à venir, tant au niveau des réacteurs que celui des piscines de stockage du combustible. Le président ajouta :
- « L'énergie nucléaire est à la base de notre indépendance énergétique. C'est la clef de la modernisation. Certes, le prix à payer peut sembler élevé. Mais combien plus grand serait celui de la profonde et durable régression que provoquerait l'abandon de cette énergie. »
Le président se redresse sur son fauteuil. Lentement, il hausse les épaules.
- « Qu'on ne s'y trompe pas : derrière l'hystérie de ces propos alarmistes, se profilent certains groupes de pression dédiés à la destruction de la cohésion du monde libre. »
Le président se lève, pose ses deux mains sur le bureau de bois précieux, regarde intensément les téléspectateurs.
- « Françaises, Français, l'avenir appartient à ceux qui osent entreprendre. La route est longue, il y a des tournants, nous saurons les négocier. Faites confiance à la France, comme j'ai confiance en vous.
« Vive la République, vive la France. »
Dans le salon attenant au bureau présidentiel, le conseiller aux affaires énergétiques manque d'avaler son cognac de travers. Il n'avait pas écrit cette dernière phrase. Pourquoi diable le président a-t-il improvisé cette sortie gaullienne à souhait ?

 

jeudi 28 - 10 h - Mairie de Nogent-sur-Seine

- « Écoutez-moi bien, Ruel : vous êtes le chef de bloc, vous êtes personnellement en cause. Depuis trois jours, nous cherchons à comprendre comment l'équipe de quart a pu laisser la situation du réacteur se dégrader au point de provoquer une libération massive de radioactivité. Or, les témoignages de vos collègues, recoupés avec vos propres explications, vous accablent complètement. »
Hervé Maillart et l'ingénieur de sûreté de la centrale ont préparé le dossier de l'accident, réclamé d'urgence par la Commission d'enquête du ministère de l'Industrie. Un premier «  débriefing »  a réuni l'équipe de quart au complet pour une reconstitution des faits. Déjà, Hervé Ruel, le chef de bloc, semblait déprimé. Le départ de sa femme n'était pas étranger à son attitude. Ses supérieurs, ignorant cet aspect privé de la vie de l'opérateur, n'y ont vu que faiblesse morale. Plus tard, les membres de l'équipe étaient interrogés séparément. Ce matin, Hervé est seul face à Hervé Maillart, l'ingénieur et son directeur.
- « Vous avez engagé toute l'équipe dans une série de manœuvres hasardeuses, poursuit, implacable, le directeur, sans laisser à l'ISR, l’ingénieur se sûreté-radioprotection, ou au chef de quart le temps d'évaluer la situation exceptionnelle à laquelle ils étaient confrontés. Sans doute parce que, étant seul en salle de commande au début de l'accident, vous vous êtes d'emblée approprié le contrôle des opérations. A vous entendre, on aurait dit qu'il s'agissait d'une affaire personnelle entre vous et le réacteur !
- Mais je ne pouvais ...
- Ne dites pas le contraire : vous l'avez reconnu fièrement vous-même hier. »
Effondré sur son siège, Hervé est méconnaissable, démoralisé, harassé par les nuits blanches. Il sent l'étau se resserrer, inexorablement, Son esprit fonctionne au ralenti.
Hervé Maillart réprime un sentiment de pitié :
« Il a présumé de ses compétences, pense le directeur de la centrale, il a voulu jouer au héros bricoleur, et maintenant il s'effondre. Une leçon pour l'avenir : le processus de sélection des équipes de conduite devra comprendre, à l'avenir, des vrais tests d'aptitude psychologique. »
Hervé Maillart rassure Hervé Ruel : contrairement à ce que craignait l'opérateur, son abandon de poste, au milieu de la nuit, ne sera pas retenu à sa charge, même s'il a contribué à engorger un peu plus l'organisation sanitaire de la centrale. Prévenir une épouse enceinte n'est pas un crime, la direction peut comprendre un tel motif.
« En revanche, poursuit Maillart, vous êtes intervenu deux fois contre le cours normal des séquences de sauvegarde. D'abord, en tentant cette manœuvre insensée : forcer l'ouverture des vannes de décharge du pressuriseur au milieu de la phase de dépressurisation du circuit primaire. Ensuite, bien pire, en imposant, durant le renoyage du cœur du réacteur, des points d'injection prévus pour l'étape ultérieure. »
Ruel pense lentement, certes, mais il n'admet pas le reproche : il voulait créer un« mur liquide» entre le cœur et le générateur de vapeur accidenté, et la manœuvre semble avoir réussi.
- « Mais c'était de l'inconscience pure, Ruel ! explose Maillart. Cette action a eu un effet désastreux. Les équipes de l’IRSN viennent de reconstituer toutes les séquences de l’accident, les simulations sont formelles : les explosions de vapeur dans le réacteur ont repoussé la majeure partie de l'eau injectée vers la brèche. »
L'opérateur se voûte un peu plus. Il a une solide formation technique, et réalise maintenant les conséquences de sa manœuvre : le renoyage du cœur a en fait pris quatre fois plus de temps que s'il s'était abstenu.
- « Non seulement la quantité de radioactivité libérée s'est trouvée considérablement augmentée, poursuit le directeur, mais une partie importante a été emportée avec l'eau, sous forme liquide, vers la Seine. Si vous étiez resté tranquille, il n'y aurait eu que des rejets de vapeur. Tout dans l'atmosphère, rien dans le fleuve !
- C'est-à-dire, renchérit Hervé Maillart, qu'à l'heure actuelle, on n'aurait pas quelques millions de curies en train de naviguer entre Nogent et Paris.
- Mais le pire, Ruel, le pire ... »
Curieusement, il se redresse. Le pire ? Allons, peut-il y avoir un pire, à présent ?
- « Le pire, c'est qu'en distrayant l'esprit de vos coéquipiers, vous avez retardé la découverte de la solution. Oui, je sais, finalement, vous avez eu vous-même l'idée de briser les pompes. Mais si vous leur aviez laissé le temps de réfléchir, n'importe qui aurait pu penser aux pompes. »
Un silence pesant écrase les quatre hommes.
- « Vous pouvez vous retirer », dit doucement le directeur.
Hervé Ruel hésite une fraction de seconde. Son regard brisé glisse sur le visage fermé de ses supérieurs. Enfin, il se lève. D'un pas mécanique, il gagne la sortie.
Hervé Maillart pose ses mains soignées, bien à plat, de part et d'autre des documents rangés sur la table, et considère un instant ses interlocuteurs.
- « Nous devons préparer ce rapport à la direction générale. Mets bien en évidence le problème posé par l'alliance tacite de Ruel et de Raymond Craplet, le chef de quart, contre l'ISR. Ces deux-là s'entendaient peut-être trop bien. Parfois, c'est un avantage. Là ...
- Vous avez raison, coupe l'ingénieur de sûreté, qui connaît bien l'ISR. Je suis sûr que, sans cela, Pierre Duguey aurait correctement joué son rôle et orienté le travail de l'équipe dans la bonne direction. »
Le directeur se tourne vers l'ingénieur de sûreté: « De même, achève-moi rapidement le compte rendu des opérations engagées sur le site depuis l'accident. Ils le réclament aussi à Paris. »

 

jeudi 28 - 12 h 30 - Bureaux du SDAT, Police judiciaire, Paris

« Je vais déjeuner. Je veux trouver votre rapport sur mon bureau dans une heure. »
Le commissaire divisionnaire du SDAT (sous direction anti-terroriste) repose le combiné téléphonique, songeur. Ce que vient de lui apprendre un de ses agents, lui-même « tuyauté» par un informateur, est peut-être d'une importance capitale dans l'enquête en cours sur les causes de l'accident nucléaire.
L'hypothèse d'un attentat terroriste n'a toujours pas été écartée, en dépit des certitudes contraires de certains responsables EDF. Même s'ils ne comprennent pas les causes des ruptures de tuyauterie, ils admettent qu'un défaut de construction, d'inspection, ou bien une usure normale ait pu en être à l'origine. De toute façon, les policiers n'ont pas pour habitude de lâcher une piste, si mince soit-elle. La conversation, enregistrée grâce aux écoutes téléphoniques au début de la semaine dernière, prouve qu'une action de malveillance était prévue contre une centrale nucléaire. S'agissait-il de Nogent ? Rien n'est sûr. Mais la presse, avertie par le ministère de l'Intérieur des soupçons nourris contre d'éventuels terroristes, n'en finit pas de gloser sur « l'imagination délirante des policiers ».
Avant l'obturation définitive de la brèche, des photos du tuyau déchiré ont été prises. Le laboratoire de la préfecture de Police n'a relevé sur les clichés aucune marque de déformation par explosion.
L'enquête sur le personnel de la centrale piétine également. Outre les équipes d'entretien appartenant au personnel EDF, des entreprises intérimaires interviennent parfois sur le site. Les policiers se perdent dans les listings et les emplois du temps des ouvriers.
Or, ce matin, un événement exceptionnel s'est produit à la Bourse de Paris.
 

 

13 h 30

... Le commissaire divisionnaire se penche sur deux pages imprimées :
« Quelques heures avant l'accident de Nogent-sur-Seine, un agent de change, gestionnaire d'un gros portefeuille dont le propriétaire est encore inconnu de nos services, a vendu pour 76 millions d’euros d'actions ... »
Le commissaire gratte son front chauve. Il n'a jamais compris grand-chose aux opérations boursières.
Mardi, à la première séance de cotation, vers 9 h 15, 100 millions d'actions ont été mises en vente : Air liquide, Bouygues, AXA, Véolia et Total. Des actions extrêmement bien cotées sur le marché. A la seconde séance, à partir de midi, le même vendeur a offert du Saint-Gobin, Natexis, LVMH, Carrefour et Lafarge. A 16 h, heure de clôture, l'agent de change avait tout liquidé, et empoché 100 millions d’euros. Une grosse somme.
Mercredi, su les marchés boursiers étrangers, les actions françaises ont commencé à baisser. A New York, le Club Méditerranée s'est littéralement effondré. Pourquoi le Club ? Mystère ! Les actions viennent  de perdre cinq pour cent en deux séances.
Aujourd'hui, les valeurs françaises ont encore chuté de dix pour cent. Des milliers d'actions se sont retrouvées offertes à la vente. Et, curieusement, les actions vendues ont été rachetées pour 80 millions d’euros.
La conclusion du rapport de police est brève :
- « Si le vendeur de vendredi et l'acheteur de ce matin ne font qu'un, le bénéfice de l'opération boursière est colossal : 18 millions d’euros. Cette vente survenue fort à propos le 25 avril, quelques heures avant l'accident de la centrale nucléaire, est-elle le fruit du hasard ? Qui pouvait prévoir l'effondrement des valeurs françaises ? »
Le commissaire divisionnaire décroche son téléphone : il doit prévenir immédiatement ses supérieurs au ministère de l'Intérieur .

 

vendredi 29 - 10 h 30 - Ministère de l'industrie, Paris

Henri Proglio, le président d'EDF, sort du bureau ministériel, très agacé. En quatre jours, c'est sa seconde convocation chez Eric Besson. Celui-ci veut absolument se forger une certitude : oui ou non, l'hypothèse de l'attentat terroriste est-elle crédible ? David Riencourt refuse de répondre à une question aussi difficile. Il répète inlassablement que des ruptures en cascade sur les tuyauteries sont suffisamment improbables pour que l'acte de malveillance ne soit pas à exclure. Le ministre tient mordicus à l'attentat : ajouté aux erreurs de l'équipe de conduite, erreurs humaines non imputables à la conception des installations, il accrédite la bonne qualité de la technique française.
Dans l'antichambre, le président d'EDF salue Martial Jorel, le responsable sécurité des réacteurs à l’IRSN.
- « Entrez, Jorel, entrez ... »
Le ministre aime bien cet homme au regard posé et ferme, et qui ne ne s'embarrasse pas de circonlocutions oratoires :
- « Monsieur le ministre, j'ai le regret de vous présenter ma démission.
- Quoi ? »
Besson a presque crié. Jorel regarde en silence ce ministre, qu'il côtoie depuis quelques mois seulement, un remaniement ministériel ayant bouleversé récemment l'organisation du Gouvernement.
Jorel est un ingénieur du corps des Mines, unanimement respecté dans le monde de l'industrie et de la recherche. Chargé depuis des années de la sûreté des installations nucléaires, il a accompagné la montée en puissance du parc nucléaire national, ne négligeant l'examen d'aucun rapport de sûreté. Doté de capacités intellectuelles et d'une force de travail exceptionnelles, il excelle à déjouer les tentatives de dissimulation ou d'embrouille de dossiers, très prisées chez certains de ses interlocuteurs, à EDF ou chez les constructeurs.
Sa fonction consiste à maintenir un juste équilibre entre deux exigences contradictoires : remettre sans cesse en cause le niveau de la sûreté d'un côté, tenter d'en réduire les coûts de l'autre. Deux états d'esprit difficilement conciliables. Jorel est réputé pour n'accepter d'autre critère que l'intérêt collectif.
Il y a longtemps - dans l'antichambre, tout à l'heure, il tentait en vain de se rappeler quand - l'ingénieur avait confié à des collègues :
- « Le jour où j'estimerai que la sûreté n'est plus garantie, je démissionnerai. »
Ce matin, il a demandé un rendez-vous au secrétariat du ministre. Besson le regarde sans comprendre.
- « Nous avons rendu possible une catastrophe, parce que nous ne croyions pas vraiment à la possibilité d'un accident grave. L'étude d'une rupture des tuyauteries de vapeur avait été suggérée au Conseil supérieur de sûreté en octobre 1986. Aujourd'hui, je ne comprends toujours pas comment nous, l’IRSN, n'avons pas étudié de notre propre initiative une telle éventualité. Peu importe, d'ailleurs, je ...
- Vous ne pouvez pas démissionner, coupe Besson, insensible aux réflexions déontologiques de l'ingénieur en chef. Vous avez été vu hier aux côtés du président. Cela remettrait trop de choses en cause. Je refuse votre démission.
- Monsieur le ministre, il est des servitudes qui honorent : par exemple, lorsque le président de la République m'appelle à ses côtés pour l'éclairer sur un problème de ma compétence. Il en est d'autres que je préférerais éviter, mais auxquelles je reste soumis, tant qu'elles n'offensent pas l'idée que je me fais de ma dignité.
- « Hier, à mon corps défendant, en jouant au clown devant les caméras, j'ai dû tenir un rôle détestable : apporter la caution de l’IRSN à une opération de propagande. »
Eric Besson comprend de moins en moins. Ces scrupules ne sont que des états d'âme sans importance. Les circonstances exigent de la tenue et une cohésion sans faille. Agacé, le ministre l'est d'autant plus qu'il imagine fort bien la mine méprisante du Premier ministre, lorsque celui-ci apprendra qu'un proche subordonné du ministre de l'Industrie inaugure la débandade.
- « Mon cher Jorel, vous n'avez évidemment aucune responsabilité directe dans l'accident. Dans ces conditions, je ne vois pas ce qu'apporterait votre démission. »
Le ministre esquisse un grand sourire, signifiant ainsi la fin de l'entretien. Ignorant le congédiement ministériel, l'ingénieur en chef du SCSIN décide de mettre les points sur les « i ».
- « La France a été incapable d'apprécier la signification réelle des accidents de TMI et de Tchernobyl. Elle ne saura d’ailleurs pas exploiter les retours d’expérience de Fukushima…. Les Suédois, eux, ont interrompu le développement de leur programme nucléaire. Plus malins, nous avons considéré TMI comme une source d'informations. Avec sérieux et application, nous avons entrepris de modifier nos centrales. Je vous laisse juge du résultat.
- « L'accident russe nous a vraiment fait peur. Mais au lieu d'étudier la vraie question, c'est-à-dire le risque d'un relâchement massif de radioactivité, nous nous sommes réfugiés dans le relativisme technique, soulignant les différences entre le système soviétique RBMK, (Réacteur à eau bouillante modéré au graphite), et notre REP, (Réacteur à eau pressurisée, dont est équipée la presque totalité du parc nucléaire français).
- « Il faut un jour savoir tirer la leçon de l'expérience. S'obstiner plus longtemps est une faute. »
Eric Besson renonce à discuter. Jorel est tout simplement en train de prêcher pour un arrêt du programme nucléaire français.
- « Bien. Pouvez-vous attendre la fin de la crise avant de démissionner ? demande-t-il sèchement. Le président de la République a été clair : la crédibilité de nos institutions exige une attitude solidaire. Vous ne songez pas sérieusement à remettre en cause toute l'œuvre nationale depuis le retour de de Gaulle aux affaires ?
- Monsieur le ministre, ma décision est irrévocable. Puis-je me retirer ? »
Eric Besson se lève, vaincu et furieux. Au moment où Martial Jorel tire la première porte capitonnée du bureau, le ministre grogne sur un ton menaçant:
« Votre devoir de réserve, Jorel ... Ne l'oubliez pas! »

Le chef de l’IRSN regagne son bureau et informe sa secrétaire de sa démission. Comme une traînée de poudre, la nouvelle se répand dans les bureaux, et quitte le ministère par la voie ordinaire : un militant syndical téléphone à son secrétaire fédéral, chargé des problèmes touchant au nucléaire.

 

vendredi 29 - 13 h - Palais Bourbon, Paris

- « Une véritable histoire de fou, ce coup en Bourse ! On nage en plein roman de Sulitzer. »
Près du kiosque à journaux de l'Assemblée nationale, dans l'entrée du palais Bourbon réservée aux députés, un élu UMP discute courtoisement avec un collègue socialiste. L'étalage croule sous une pile de Marianne. La« Une» de l'hebdomadaire représente un dessin de la Bourse de Paris, surmontée d'une immense tour de centrale nucléaire crachant des volutes de dollars. Sous le titre : « Accident ou attentat ? Nos révélations. », le journal publie l'intégralité d'un court rapport de police,  relatant une fabuleuse et suspecte opération boursière. Le journal ne dit pas comment il a obtenu communication de ce rapport secret. En revanche, il publie le commentaire laconique du ministre de l'Intérieur : Claude Guéant déplore cette « fuite » susceptible d'entraver l'enquête en cours, et admet que les policiers n'ont pas encore réussi à identifier le, ou les propriétaires des actions si opportunément vendues, puis rachetées.
- « Accident ou attentat, peu importe, commente le député UMP en se dirigeant vers la grande salle des Colonnes. Il faut absolument éviter une remise en cause de notre programme électrique.
- Pour une fois, mon cher ami, je suis d'accord, sourit l'élu socialiste. Et j'ai remarqué, à la séance de ce matin, que vous applaudissiez notre ancien Premier ministre lorsqu'il s'élevait contre le principe d'un débat sur les technologies dites dangereuses. Votre groupe n'applaudit pas souvent quelqu'un du nôtre, pourtant.
- Ne crions pas victoire trop vite, répond le député UMP.
Je crois savoir qu'une question écrite est en préparation pour relancer ce débat. Débat bien inutile au demeurant. »
Peu de députés se pressent à l'entrée de l'hémicycle.
Sur les bancs de velours accolés aux colonnes blanches, un journaliste de Mediapart parle discrètement à deux députés normands.
- « Allons, dit le journaliste, admettez que vous refusez ce débat car votre région puise une bonne partie de ses emplois dans l'énergie nucléaire. Vous avez l'usine de la Hague, les centrales de Flamanville, Penly, l'arsenal de Cherbourg...
- Pas du tout, protestent les deux hommes. Mais certains n'attendent que cela pour politiser le débat. Sans compter ceux qui donnent dans la démagogie en braillant qu'il faut arrêter immédiatement les centrales nucléaires, sous prétexte que les Français le réclament à cor et à cri. Enfin, ce n'est pas sérieux ...
- Que pensez-vous de la proposition émise dernièrement par l’OPECST, l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et techniques ?
- Nommer une commission d'enquête pour déterminer les responsabilités dans l'accident ? Ah oui, c'est une excellente proposition,
- Qui n'engage pas à grand-chose. »
Une députée s'immisce dans la conversation. Elle reste debout devant les trois hommes pour continuer, un tantinet agressive :
« Je n'ai jamais autant regretté que le ministère de l'Environnement ne détienne aucune prérogative en matière de nucléaire. S'il avait son mot à dire, j'ose espérer que le ministre actuel reconsidérerait ces fameux problèmes posés par la sûreté de nos installations. Or, actuellement, le lobby nucléaire, CEA, EDF et autres industries dépendantes, dicte leurs quatre volontés.
- Vous êtes contre le principe d'une commission d'enquête parlementaire ? demande le journaliste.
- Mais non, pourquoi serais-je contre ? Simplement, qui va piloter ces messieurs dans les arcanes du monde nucléaire ? Devinez : toujours les mêmes, ceux qui tiennent les rênes actuellement. Alors, cela ne servira à rien, voilà tout.
- Qu'est-ce que c'est que cet attroupement, là-bas ? » coupe un des députés de Normandie, désignant un groupe fort agité à l'entrée de la salle.
Près de la porte, des huissiers en frac noir contiennent difficilement un homme énervé et échevelé, qui persiste à vouloir entrer dans l'immense pièce réservée aux parlementaires.
- « Monsieur, l'entrée du public est de l'autre côté. Vous n'avez pas de badge d'autorisation ...
- Laissez-moi passer, je dois m'adresser aux élus du peuple ! »
Une brève bagarre s'ensuit, et un gros paquet de tracts s'éparpille sur le sol. Le journaliste du Monde ramasse une des feuilles photocopiées sur un papier jaune.
« On nous ment ! Députés, on vous ment aussi...
« Des hommes, des femmes, des enfants, ont été contaminés, irradiés. Les autorités sanitaires affirment que personne n'est en danger. Alors que déjà, les ravages de la radioactivité se font sentir. Des cancers vont se déclarer... »
Le journaliste ne lit pas plus loin, relève les yeux vers l'excité que les huissiers traînent sans ménagement vers la sortie, et confient aux policiers qui le poussent vers les grilles. Comment cet homme a-t-il réussi à franchir les contrôles successifs ?
Parce qu'il est curieux, et que de toute façon il doit partir, le journaliste du Monde rejoint l'intrus. Effondré sur les marches du Palais, il est secoué de tremblements nerveux.
« Quelque chose ne va pas, monsieur ? »
Courtois et apitoyé, le journaliste pose une main sur l'épaule du malheureux qui sanglote en silence. « Ne me touchez pas, je suis dangereux! » il a bondi comme un ressort.
- « J'ai passé une matinée entière dans le nuage radioactif. Vous vous rendez compte ? Et ma fiancée, a trente-neuf de fièvre, elle est enrouée, elle ne mange rien. Le médecin dit qu'elle a la grippe. On nous ment, on nous ment ... »
Le journaliste hoche la tête, pensif. Il a entendu parler de ces gens tellement secoués psychologiquement par l'annonce de l'accident nucléaire qu'ils sombrent dans la démence. A plusieurs reprises, les quotidiens ont fait état de suicides en zones touchées par la contamination. Les divagations de cet homme, secoué de tics, marquent-elles le début de sa folie ?

 

samedi 30 - 19 h 30 - France3    

Immédiatement après le générique, les images tournées à la centrale nucléaire apparaissent sur l'écran.
- « Regardez bien, commente, en voix-off, Catherine Matausch, la présentatrice du JT national. Vous avez déjà vu ce film. Il y a quatre jours, ces images vous avaient intéressés parce qu'elles montraient l'ampleur et la difficulté du travail entrepris par les équipes de décontamination.
Aujourd'hui, notre-confrère Paris-Match publie un document qui tend à accréditer la thèse de l'attentat terroriste. » L'image se gêle sur l'écran. Agrandie, un peu floue mais très distincte, une photographie de la brèche apparaît.
- « C'est d'ici que se sont échappées la vapeur et l'eau radioactive, poursuit Catherine Matausch. C'est à cet endroit, et seulement là, que les éventuels explosifs ont pu être placés. »
L'image disparaît de l'écran.
- « Mesdames et messieurs, bonsoir. Avec nous ce soir, pour commenter cette image, Michel Thomas, ingénieur métallurgiste, du réputé corps des Mines.
« M. Thomas, oui ou non, la rupture de cette tuyauterie est-elle due à une explosion ?
- Je suis affirmatif : c'est non. On ne distingue sur cette photographie aucune déformation du tuyau, telle qu'on en constate toujours lorsqu'une charge explosive externe intervient.
- Donc, vous ne croyez pas à l'acte de malveillance ?
- Nullement »
Dans les bureaux de la rédaction de france3 Champagne-Ardenne, Tiphaine LEROUX tape amicalement dans la main de son caméraman Olivier Mayer : c’est la première fois qu’un de leur reportage revêt une telle importance…
Tiphaine se lève et salue avec une certaine émotion toute l’équipe du journal : elle part ce soir en congé maternité….



dimanche 1er mai - 7 h 00 – Nogent-sur-Seine

Le bulletin météo est alarmant. Les vents tournent.

 

dimanche 1er mai - 9 h 00 - Palais de l'Elysée

Une réunion de crise se tient à l’Elysée.

 

dimanche 1er mai - 10 h 30 - Palais de l'Elysée

Il est décidé d’évacuer toutes les communes situées dans un rayon de 10 km autour de Nogent-sur-Seine.

 

dimanche 1er mai - 11 h – Préfecture de l'Aube

L’ordre d’évacuation est donné par la Préfecture de l’Aube.

Et là, on quitte l’adaptation du roman de Hélène Crié et de Yves Lenoir.
On entre dans la nucléa-réalité !
Ne lisez pas les 122 pages du document édité par la préfecture, cela ne ferait qu’augmenter votre inquiétude…

Effectivement les consignes sont sommaires : page 41 et 42 du PPI :

Evacuation après rejet : elle se fera par les moyens de transport collectif à destination de l'agglomération troyenne et plus particulièrement sur le complexe universitaire de l'université de technologie et des autres établissements de cette zone.
Ils y seront soumis à un contrôle de radioactivité et si nécessaire à une décontamination dans les douches des gymnases du site renforcés par les structures mobiles de la sécurité civile.

La décontamination des populations : elle aurait lieu dans l'enceinte même du CNPE, et dans un local inclus dans le complexe de l'AGORA Michel BAROIN. Egalement dans des unités mobiles en provenance des départements voisins.
Le COSEC de l'université de technologie de TROYES est particulièrement adapté pour y installer des chaînes de décontamination. Il pourra être secondé par les COSEC voisins.

A cette page, vous pouvez télécharger :
- les 9 MO du PPI, le Plan particulier d’intervention,
- le sommaire du PPI
- le glossaire d’une soixantaine de sigle

Vous découvrirez les schémas :

- du bouclage de la gendarmerie

- des circuits de mesure de la radioactivité

- du nombre d'habitants

- des établissement scolaires

- des établissements pour personnes âgées

- des entreprises privées

- des élevages ovins et bovins

- des captages d'eau

 

Voilà.

Changez-vous les idées : le dimanche 1er mai 2011 après-déjeuner, sur la route de la cueillette du muguet dans la forêt d’Othe, (enfin, s’il en reste vu le climat d’avril), arrêtez-vous à COURSAN-EN-OTHE , à 30 km au sud de Troyes, (sur la Nationale 77 en direction d'Auxerre).
Sur la place du Château vous pourrez écouter un concert de musiques sacrées, en communion avec les victimes du nucléaire de Tchernobyl et de Fukushima, dans un décor bucolique et apaisant.

 

Michel GUERITTE

avec l'aimable autorisation de Yves LENOIR

 

 

 

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